: Entretien
Laure Dautzenberg : Qu'avez-vous voulu raconter avec ce nouveau spectacle Encore plus, partout, tout le temps ?
Maxence Tual : Un des points de
départ a été tous ces discours autour
de l'effondrement, évoquant une
disparition programmée, inéluctable,
de la civilisation telle qu'on la connaît,
propos qui sont devenus très
médiatiques avec les figures de
collapsologues comme Pablo
Servigne. Suite aux Trente Glorieuses,
à la religion de la croissance, et aux
théories de la fin de l'Histoire des
années 90, notre génération a grandi
dans l'idée qu'il y avait une forme de
progrès permanent et infini. Et là, tout
d'un coup, il y a cette projection d'un
avenir confisqué. On se rend compte
qu'on peut tout renverser, que le
chemin de l'Histoire est une
production hallucinante de déchets ;
tout déborde, les ressources sont
pillées, tous les éléments, l'eau, l'air, la
glace, sont en train de disparaître. Et
on est là, de plus en plus nombreux, à
faire vivre cette machine.
Face à ces
nouvelles données, des questions se
posent aux quarantenaires que nous
sommes. Qu'est-ce qu'on transmet ?
Comment parle-t-on de cela à nos
enfants, si on en a ? Qu'est-ce que
veut dire l'avenir ? Comment peut-on
vivre ? S'inscrire dans le monde ? Est-
ce que ce sont des questions
politiques, des questions
individuelles ? Parallèlement il y a eu
metoo, soit une prise de conscience
qui a amené le renouveau de tout un
discours contre le patriarcat, la
domination, et l'écrasement des
femmes dans le monde et dans nos
sociétés. C'est dans ce contexte-là
qu'on a commencé à imaginer ce
qu'on voulait faire parce que cela
répondait à des colères à la fois
individuelles et collectives, à des
envies de transmettre quelque chose
autour de toutes ces questions. Ces
désirs sont restés dans le spectacle en
subissant des mutations puisque
comme d'habitude avec l'Avantage du
doute, chacun essaie de travailler des
problèmes qui l'intéressent
particulièrement, pour ensuite tisser
ensemble les objets, les
préoccupations, le texte de chacun.
Maintenant, avec le Covid, j'ai cette
angoisse énorme de me dire que nous
avons créé la pièce juste trop tard
pour pouvoir même la jouer !
Judith Davis : De mon côté, j'ai essayé de rendre compte des contradictions qui sont à l'œuvre y compris dans notre groupe. Je suis partie de l'intuition que le productivisme et le patriarcat sont les deux faces de la même pièce, que la logique d'exploitation est aussi morbide en ce qui concerne les ressources de la terre que l'espace intime et privé du foyer et la vie domestique des femmes. Le postulat est de dire que le productivisme, qui a trouvé des formes politiques et économiques qui lui convenaient parfaitement avec le capitalisme, se fonde sur des esclavages qui taisent leur nom. Que ce soit celui des pauvres ou celui des femmes. Cela m'a passionnée de réintroduire la question du féminisme dans une lutte profondément anticapitaliste, amenant de nouveau un combat de génération, parfois avec des gens qui étaient autrefois nos alliés dans la réflexion. Et dans notre groupe, cela été extrêmement brûlant et passionnant de traverser cela car évidemment notre collectif n'est pas indemne de la manière dont les questions sont réparties dans la société. Comment, face à deux hommes qui sont dans une sidération métaphysique liée au thème de la catastrophe, trois femmes essaient de jongler avec la bipolarité des thèmes du spectacle et de revendiquer, y compris au sein de la pièce, d'exister sur le même plan ? C'est stimulant d'avoir pu faire ça tous les cinq car l'Avantage du doute continue d'être à son échelle et dans son processus de travail un lieu de démocratie – mot que je m'efforce en ce moment de sauver de la poubelle...
Nadir Legrand : C'est vrai qu'il y a eu
une forme de conflit intérieur dans le
collectif du fait que Maxence et moi
défendions surtout la thématique de
l'effondrement et Claire, Judith et
Mélanie celle de de la domination et
de l'écrasement des femmes. Il a fallu
qu'on joue pour se rendre compte que
les thématiques étaient profondément
imbriquées et qu'il y avait encore
beaucoup de chemin à parcourir dans
les deux cas. Pour ma part, cependant,
ce que j'ai écrit dans ce spectacle est
vraiment un écho de La Caverne qu'on
a joué ici en 2018. J'ai créé La
Caverne pour essayer d'engager un
dialogue avec les enfants autour du
fait que j'étais stressé, en tant que
parent, de la place grandissante des
écrans, de la technologie, des objets
issus de la société de la consommation
dans leur vie. Mais, en l'espace de
deux ans, en travaillant sur ce projet,
je me suis rendu compte que le
problème est inverse. Cette
génération, certes, grandit dans ce
monde-là, mais elle est beaucoup plus
lucide que notre génération, sans
parler de celle de mes parents. Et
cette lucidité engendre une colère, un
sentiment de frustration, d'injustice.
C'est de cela dont j'ai voulu parler, de
cette peur soudaine de comment les
adolescents d'aujourd'hui vont nous
inclure ou pas dans le monde de
demain. Je me suis ainsi rendu
compte, quand on a commencé à filer
le spectacle, qu'on n'allait pas
apprendre grand chose aux gens sur
l'effondrement car cette pensée s'est
répandue depuis qu'on a commencé à
y réfléchir. C'est un peu comme si on
proposait aux gens de revivre ces
moments où ils ont commencé à
comprendre, appréhender, cette
dimension planétaire de ce qui était
en train de nous arriver pour que
ensemble, ensuite, on puisse en parler.
Car même si c'est une musique qui est
maintenant partout, quand on en
parle, c'est assez rapide, c'est surtout
pour extérioriser un stress ! J'espère
que ce spectacle va nous remettre
dans une situation ensemble, qu'avec
de l'humour et avec notre énergie on
accepte de pouvoir en discuter
vraiment, pendant et après.
L.D. : Comme toujours, il y a beaucoup d'humour dans votre spectacle. En quoi est-ce essentiel pour vous de maintenir cette tonalité ? Et comment l'avez-vous abordé cette fois-ci ?
Nadir Legrand : Plus nous avancions
dans l’écriture de ce spectacle, plus la
dimension tragique de nos deux
thématiques croisées pesait sur nous.
L’enjeu n’est pas de faire subir aux
spectateurs cette pesanteur mais ce
n’est pas non plus de les faire regarder
ailleurs alors qu’il y a un éléphant dans
notre salon qui agonise. Pour dépasser
les états de désolation et de déni qui
nous traversent tous, surtout depuis le
premier confinement, il faut
absolument que nous parvenions à
nous réinventer. Mais au bout d’un
moment, on s'essouffle et on se
demande : Où puiser l’énergie ?
L’humour et le collectif peuvent être
des moteurs surpuissants, avec des
bilans carbones défiant toute
concurrence. Plus que jamais, nous
avons besoin de rire ensemble des
situations tragiques dans lesquelles
nous nous sommes enlisés. Rire de
nous-même, de nos excès, de notre
démesure, de notre perte de sens,
pour exorciser les cauchemars qui
nous hantent avant qu’ils n’atrophient
notre désir de vivre et d’aller à la
rencontre de l’autre. Pas d’un rire
cynique, bête et blessant, mais d’un
rire jubilatoire et fédérateur.
L.D. : Avez-vous réalisé, comme vous le pratiquez souvent, un travail d'enquête documentaire au-delà de vos lectures communes ?
Judith Davis : Pour moi cela reste
fondamental. Dans mon écriture,
presque toutes les phrases viennent
de ci, de là. Avec Mélanie nous avons
fait tout un travail à Vitry-sur-Seine,
dans des centres sociaux, des EPHAD.
Nous avons animé un atelier intitulé
« les faiseuses d'histoires », emprunté
au livre de Vinciane Despret et Isabelle
Stengers1. Et on a interrogé beaucoup
de femmes. On s'est aussi beaucoup
interviewés les uns les autres, et j'ai
recopié de nombreuses discussions
SMS entre les trois filles du groupe,
qui mêlent par exemple dans un
même message des couches de bébé
qui débordent et des citations
d'Hannah Arendt. Car Claire et
Mélanie ont eu deux enfants entre le
dernier spectacle et celui-là...
Nadir Legrand : Le documentaire a plus été intérieur pour moi. Je suis devenu végétarien et cette expérience m'a beaucoup inspiré...
L.D. : Maxence, vous êtes nouveau venu dans le collectif, comment avez-vous perçu le travail ?
Maxence Tual : On se connaissait déjà,
parce que j'ai joué dans certaines
tournées et que j'avais commencé la
création du Bruit court que nous ne
sommes plus en direct, que j'avais dû
interrompre pour travailler avec les
Chiens de Navarre. Ce qui était
effectivement nouveau pour moi était
d'être à un endroit d'auteur, position
qui m'inquiétait et me fascinait en
même temps. J'ai dû prendre
confiance en moi, écrire et travailler
autrement, être dans d'autres rapports
de travail...
Avec Les Chiens de
Navarre, il y a un processus de
création collectif, mais il n'y a pas de
travail solitaire, on est tous sur le
plateau ensemble et on crée ensemble
les spectacles. Là, il y a beaucoup de
solitude pour un travail collectif. On
est vraiment renvoyé à soi. C'était à la
fois perturbant et passionnant : tout
d'un coup le spectacle est là, de
manière ultra-collective alors qu'au
départ je ne cessais de me demander
comment ça allait marcher, comment
cela allait faire une pièce.
L.D. : Judith et Nadir, comment voyez-vous le chemin parcouru et l'évolution de votre travail ?
Nadir Legrand : On ne le dit jamais
assez mais on est vraiment un collectif
démocratique. Tout est décidé de
manière collégiale, on participe à
toutes les étapes, production,
réalisation et ça tient depuis
maintenant plus de dix ans. C'est
toujours aussi difficile, exigeant et ça
nous fait grandir avec toutes les
résistances que cela comporte, mais
c'est très riche même si cette fois j'ai -
pour ma part - souffert de la solitude
et de l'abstraction nées du contexte,
des réunions par zoom. Car si notre
écriture part d'une forme d'intimité
entre soi et soi, c'est en parlant, en
travaillant avec les autres, en le
partageant avec le collectif, qu'on
arrive à comprendre ce qu'on voulait
dire, et que notre écriture, assez
intuitive, se valide... Mais plus
précisément, ce qui est ambitieux par
rapport aux autres spectacles qu'on a
fait c'est qu'on a travaillé dès le début
avec une équipe de créatrices à la
lumière, au son, à la scénographie, aux
costumes. On s'est dit que la forme
était un peu un sixième acteur, que
nous voulions intégrer dès le début.
Cela faisait longtemps que nous en
avions envie et nous avons enfin
trouvé une méthodologie qui nous
permet de construire des images
qu'on aime. Quand on veut passer
dans un ailleurs, quand on quitte la
situation d'adresse aux spectateurs
caractéristique de l'Avantage du
doute, on peut vraiment basculer dans
une autre dimension, dans la fiction, la
poésie, le surréalisme pour certaines
scènes.
Judith Davis : Du coup, le spectacle
travaille son décalage par rapport à «
l’actualité ». L’onirique, le
mythologique se sont invités. On a pu
rêver, proposer une nuit à nos jours
étriqués. Alors il y a un dîner en ville
mais aussi une forêt, une banquise, un
père et son fils en toge, un contre jour
crépusculaire où trois parques
mystérieuses parlent linge sale et
métaphysique. Un apéro entre amis,
d’où les monstres peuvent surgir, faire
peur et pleurer. Le travail formel a pu
se faire sans trahir notre goût :
défendre une apparente simplicité
voire une forme de naïveté, qu'on
aime car nous voulons rester dans une
conversation simple et en connivence
avec le spectateur. Claire (Dumas) et
Maxence (Tual) gardent un rapport à
l'improvisation qui est aussi leur
manière d'inventer, d'associer, dans
une écriture à la fois automatique,
surréaliste, complètement sur le
présent. Il y a du présent tout le
temps, des masques, des injonctions,
des attestations qui trouent la
représentation et permettent d'être de
plain-pied avec le ici et maintenant,
avec les clowns qui sont les leurs.
Claire a ainsi construit un personnage
de bouffon qui crée de la dérision, du
danger, drôle ou punk selon l’humeur
de ses impros.
Nadir Legrand : L'autre défi que nous
avons eu à relever a été de résoudre le
dilemme d'avoir une richesse
scénographique tout en évitant autant
que possible d’acheter des matériaux
neufs afin d'être le plus cohérent
possible avec notre sujet.
Au final, la
majeure partie de notre scénographie
est issue d’éléments de décors qui
nous ont été donnés ou prêtés et que
nous avons transformés. Les matériaux
récupérés ont été remodelés et
détournés de leurs origines, de leurs
fonctions premières et avec eux nous
construisons notre puzzle pendant la
représentation. Par exemple, la façade
d’un mur tombe et devient notre
plancher de théâtre, nous jouons un
dîner en ville en toges romaines et la
forêt s’invite dans le spectacle sur une
grande toile peinte, semblant venir
tout droit du théâtre XVIIIe siècle.
Ce
frottement entre les différents styles et
conventions théâtrales apporte une
dimension art-brut, poétique, qui
ajoutée à l’aspect très contemporain
du sujet, donne je l'espère de la force
et du relief au spectacle.
- Entretien réalisé avec la complicité du Théâtre de la Bastille
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