theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « En délicatesse »

En délicatesse

mise en scène Madeleine Louarn

: Entretien avec Madeleine Louarn

DANS TON PARCOURS DE METTEUR EN SCÈNE, D’ARTISTE, COMMENT EST-CE QUE TU TE SITUES PAR RAPPORT À LA LITTERATURE DRAMATIQUE CONTEMPORAINE ? POURRAIS-TU ME PARLER DU TRAVAIL EFFECTUÉ AVEC LE CLUB DES AUTEURS ?


Je n’ai pas plus d’attachement pour la littérature contemporaine que pour la littérature dite classique. Mes attachements aux auteurs se font plus par « feeling ».
Les auteurs du Club du CDDB-Théâtre de Lorient, Centre dramatique national (FABRICE MELQUIOT, DAVID LESCOT, RÉMI DE VOS, CHRISTOPHE PELLET, MARION AUBERT, NATHALIE FILLION) se réunissent lors de week-ends d’écriture. Ils se lancent dans des exercices, s’imposent des challenges, passent du temps ensemble et se donnent des leviers imaginaires, cela peut être de la musique, par exemple. Au terme de ces week-ends de travail, ils proposent une restitution publique. Ce sont des moments très intéressants, impossibles à reproduire, où l’on assiste à l’instant de l’écriture vivante.
Si CHRISTOPHE PELLET est très touchant lorsqu’il lit ses propres textes, je dois avouer que je l’ai plutôt entendu lorsqu’on a travaillé sur ses écrits. Le travail de défrichage a été beaucoup plus efficace pour moi quand je les ai travaillés avec des comédiens. On avait décidé avec plusieurs acteurs de se réunir au cours de séances de lecture. Pour CHRISTOPHE PELLET, cela m’est apparu de manière très nette : ses textes me parlaient.
Le projet de ces lectures était de déboucher sur la mise en scène d’un ou de plusieurs auteurs du Club. Tout s’est fait très vite. En mars 2008 nous décidions de produire EN DÉLICATESSE pour la saison suivante, en septembre les répétitions commençaient.


LA RAPIDITE DE CE PROJET EST ÉTONNANTE. SOUVENT LES PROJETS RENCONTRENT DE NOMBREUX OBSTACLES, D’AUTANT PLUS LORSQU’IL S’AGIT DE CHRISTOPHE PELLET.


Je n’ai jamais pensé le travail en terme d’obstacles. Il y a des projets malheureux, il y a des projets compliqués, mais souvent c’est parce qu’on ne les pense pas avec assez d’évidence. Si un projet ne se fait pas, c’est qu’il ne fallait pas le faire ; il faut passer à autre chose. Pour EN DÉLICATESSE, tout s’est trouvé très simplement, la distribution, l’argent et le temps. On sent très vite si une idée trouve son écho, bien avant de la formuler ou de construire des dossiers.


PELLET EST CONSIDERÉ COMME UN VILAIN PETIT CANARD, CROIS-TU QUE CELA POURRAIT VENIR D’UN APPARENT NATURALISME – JUGÉ DESUET – DANS SON ÉCRITURE ?


Peut-être les metteurs en scène sont-ils hésitants quant à PELLET, par peur de donner l’impression d’un théâtre un peu vieillot. On a souvent l’impression que son écriture est assez plate, mais tout le relief est à l’intérieur. Ce n’est que par creusement que l’on s’aperçoit de la puissance de ce relief. A la découverte de ses textes, on est face à un déroulé assez simple et logique, comme si la lecture ne posait pas de problème de compréhension. Ce qui est difficile dans la lecture des œuvres théâtrales c’est que la moitié du chemin reste à faire, il faut lire les trous pour pouvoir discerner ce que sont le rythme et les entre-temps.


QUEL A ETE L’ELEMENT MOTEUR DANS LE CHOIX D’EN DÉLICATESSE ? QU’EST-CE QUI A RETENU TON ATTENTION DANS CETTE PIÈCE? EST-CE QU’A LA PREMIÈRE LECTURE, UNE CHOSE S’EST DEGAGÉE?


Ce qui m’a le plus interpelée c’est la question des genres, le fait qu’il parle toujours de cette possibilité que l’on ne soit pas complètement finis, déterminés sexuellement, que l’on puisse passer d’une préférence féminine à une préférence masculine.


CE TEXTE A-T-IL OUVERT EN TOI DE NOUVELLES QUESTIONS ?


C’est par ce texte que j’ai compris que la question de la famille était en train de se disloquer, que tout s’écartait, qu’il y avait une sorte de flottement. Et ce constat m’a immédiatement énormément intéressée.
La manière de traiter les femmes par rapport aux hommes m’a aussi beaucoup plu. C’est un thème qui fait écho à mes propres questionnements.
C’est avant tout le contenu et la structure qui m’ont intéressée : le déroulement sur trois jours, la récurrence des binômes, la construction sur des éléments qui progressent, des choses qui reviennent systématiquement, les expressions qui se répètent, les mêmes protagonistes, la question de la pesanteur, le fait de s’échapper… Ces récurrences thématiques me parlent énormément.


PELLET EST PEUT-ETRE UN DES SEULS PARMI LES AUTEURS DRAMATIQUES A ABORDER LE THEME DE LA SEXUALITÉ…


On trouve beaucoup d’auteurs qui parlent d’homosexualité, PASOLINI, KOLTÈS… Mais souvent chez ces auteurs il y a une forme de revendication. Ce qui me plaît beaucoup chez PELLET, c’est qu’il n’y en a pas.


TU PARLAIS D’ÉVIDENCE A LA PREMIÈRE LECTURE DES TEXTES DE PELLET, MAIS EN MÊME TEMPS LORSQUE LES PERSONNAGES PARLENT DE SEXUALITÉ, IL N’Y A PAS D’ARRIÈRE FOND IDEOLOGIQUE. ILS RACONTENT L’HOMOSEXUALITÉ, MAIS ON SENT QUE C’EST DEJA ACQUIS, ON NE SENT PAS LE POIDS DE LA SOCIÉTÉ. QU’EN PENSES-TU ?


Il n’y a pas de jugement moral, et on n’a pas l’impression qu’il soit impossible que la mère, après avoir eu un enfant de son mari, s’en aille avec une femme. Il n’y a pas de notion de différence de cet amour. C’est un amour, point. C’est comme si c’était acquis, alors que ça ne l’est pas. Une histoire d’inceste plane sur la pièce, sur les personnages, on sent bien qu’il y a un tabou ; c’est très lourd et les conséquences sont considérables sur les personnages. Donc cette absence de jugement moral sur les pratiques des uns et des autres ne veut pas dire qu’il n’y a pas de perversion et que la sexualité est quelque chose de simple. Ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui il est très courant de parler de sexe dans une pièce, c’est presque un passage obligé : il faut des corps nus, de la violence et de la provocation. Il faut un minimum d’actions, ou de scènes « choc ». Or, cet aspect est absent chez PELLET et pourtant il parle de cette question de sexualité de manière saisissante. Ce que j’aime dans son écriture, c’est qu’il traite cette question là de manière quasiment anodine sans chercher ni d’effets, ni d’accroches.


Les relations du trio amoureux, sexuel ou amical composé par Sandor, Lucie et Lucas sont banalisées, pourtant lorsque l’on apprend que Lucas, le personnage le plus normalisé sexuellement, a des relations amoureuses avec Sandor on est quand même surpris. A la fois cela nous surprend, mais les histoires, et ce qu’on en apprend, coule de manière très fluide, sans aucun aspect tapageur ou revendicateur.
D’ailleurs, ce que nous avons traité, ce qui apparaît le plus dans la pièce, au-delà même de la sexualité, c’est la question de la fraternité. On a un couple de garçons, Sandor et Lucas, qui ont partagé toute leur enfance, qui ont le même âge. Entre eux on sent une incroyable complicité, une affection dans laquelle transparaît le fait qu’ils ont couché ensemble, qu’ils ont franchi la barrière de l’intimité. C’est presque aussi anodin que s’ils avaient partagé des bières entre amis. Cela ne signifie pas que c’est sans importance mais ça ne veut pas dire non plus que ça pèse plus lourd qu’autre chose. Quand on lit la pièce pour la première fois on ne s’en aperçoit pas forcément et c’est assez surprenant lorsque l’on s’en rend compte. Ces relations sexuelles entre ces deux personnages ne se disent pas, on les déduit. C’est une écriture très pudique.


LA FAÇON D’ECRIRE DE PELLET EST TRÈS SURPRENANTE.


C’est très surprenant, en effet. On a d’abord l’impression que c’est un style plutôt oral, mais en réalité c’est un langage très littéraire. Dès qu’il s’agit de le dire, les difficultés apparaissent, particulièrement dans cette pièce. D’ailleurs la première consigne que j’ai donnée aux acteurs était de souligner les phrases impossibles à dire : « Le cœur de mon père est un tambour dans la nuit ». Ce côté ridicule des personnages, et en même temps profondément sincère, comment le jouer ? Comment montrer le ridicule, ce quelque chose de trop ou de mal ajusté, que l’on puisse tout de même croire ?
Ce questionnement a été l’un des grands axes de notre travail. Il s’agissait de trouver l’endroit où l’on grossit le trait sans se caricaturer. On s’est par exemple référencés à des films d’ERIC ROHMER, qui me font beaucoup rire, et qui exploitent totalement cet aspect… un langage très littéraire qui donne un côté assez cruche aux personnages, mais qui pourtant nous renvoient à nous-mêmes. C’est cet effet de double sens qui me plaisait beaucoup.
Cette notion du ridicule m’est venue en lisant un livre formidable de GEORGES ARTHUR GOLDSCHMIDT intitulé MOLIÈRE OU LA LIBERTÉ MISE À NU, sur la question de l’identité. L’auteur y explique que le Bourgeois gentilhomme est quelqu’un qui parle de l’essence des êtres. Il essaie de faire advenir ce qu’il conçoit de lui pour que le monde le regarde autrement. Lui se voit en prince raffiné, aspirant à la poésie, au beau. Il tente de faire accéder les autres à ce qu’ils ne peuvent percevoir de lui : son essence. Je pense que souvent dans la vie, et surtout lorsque l’on parle de nos sentiments, on porte un costume mal ajusté, on n’a pas les bons mots, et on prend le mauvais pli. On a tous vécu ça : des moments où l’on croit dire des choses profondément vraies de nous ; on est sincères, mais en même temps c’est ridicule. Ce motif-là est une des tonalités que l’on retrouve dans l’écriture de CHRISTOPHE.



SES PERSONNAGES SERAIENT ALORS RIDICULES PARCE QU’ILS ÉNONCENT D’EUX QUELQUE CHOSE QUI CHERCHE UNE CERTAINE GRANDEUR, UNE INTENSITÉ, UNE VÉRITÉ ? C’EST CE QUE J’APPELLE LA GRANDILOQUENCE CHEZ PELLET…


Si l’on prend le personnage de Léonard, le père – qui est quand même un affreux personnage au bout du compte – lorsqu’on écoute ses monologues sur la mondialisation, on perçoit ce côté délirant, qui fait beaucoup rire car on visualise les personnes qui peuvent tenir ce type de discours, de structures délirantes, mais qui en même temps, restent potentiellement possibles. Qu’est-ce qui est vrai là dedans ? Comment ça nous échappe ? Mais comment aussi à mesure que le délire progresse, on se rend compte que c’est lui qui perd sa vie.


LE CÔTÉ RIDICULE TIENT AUSSI DANS LE SENTIMENTALISME DE LA PIECE ET DES PERSONNAGES. IL Y A TOUJOURS CEUX QUI SONT EN TRAIN DE S’ANALYSER DANS LEURS SENTIMENTS, DANS LEURS DÉSIRS…


Ces personnages éprouvent la difficulté de la confrontation, de l’écoute de l’autre. Chacun est sur ses rails et ne voit que son propre point de vue. Il n’y a pas d’empathie, ce qui fait que l’on peut s’abandonner à l’autre et s’oublier un peu. Mais ces personnages s’oublient rarement, ils sont extrêmement centrés sur eux-mêmes. Ce sont des gens très égocentriques et qui ne s’entendent quasiment pas ; certaines scènes ne sont qu’une série de monologues. Et en même temps c’est un égoïsme tellement quotidien que cela ne peut que faire écho à nos rapports avec les autres. Cela dénonce quelque chose de grave, mais également rentre dans ce motif du ridicule, presque clownesque.


IL Y A BIEN DEUX MOTS POUR CARACTERISER LE PROCÉDÉ D’ÉCRITURE DE CHRISTOPHE : EMPHASE ET GRANDILOQUENCE.


L’écriture de Pellet n’est pas une écriture du premier degré mais elle n’est pas non plus celle de la parodie, il y a un entre-deux. J’aimerais voir sur les mêmes moments, de manière simultanée, certains spectateurs rire et d’autres trouver cette même chose tragique. On pourrait dire qu’il s’agit d’une pièce tragi-comique, qui devient même de plus en plus tragique.


JE PENSE QUE PELLET EST AUSSI UN AUTEUR A PART, CAR IL OSE AFFRONTER UN GENRE QUE TOUT LE MONDE A ABANDONNÉ, IL OSE REMANIER LE GENRE MELODRAMATIQUE AU THÉÂTRE.


Pour moi le théâtre est un langage qui a plusieurs appuis ; bien sûr il y a l’acteur et le texte, mais il y a aussi l’espace, la durée, la construction de l’image. Il y a alternativement prédominance de l’un par rapport aux autres selon les pièces, les choix que l’on fait, mais cela doit rester un assemblage de ces cinq paramètres du théâtre. L’image, le jeu, ne s’ancrent pas seulement dans une notion d’énergie, ils se mettent au service d’un tout. C’est un langage complet.


POUR EN REVENIR A LA PIÈCE, EN DÉLICATESSE, TU ME DISAIS AVOIR ÉTÉ D’ABORD INTERPELLÉE PAR SA MANIÈRE DE TRAITER LA SEXUALITÉ ET PAR LE PORTRAIT QU’IL TRAÇAIT DES FEMMES, MAIS APRES COUP, Y A-IL EU D’AUTRES VECTEURS QUI AIENT MOTIVÉ CE CHOIX, OU DU MOINS QUI L’AIENT CONFIRMÉ ?


Ce qui est venu comme un cataclysme, c’est l’humour. Le fait d’avoir mis en exergue toutes ces phrases infernales à dire nous a amenés à répéter la pièce de manière comique. Ces phrases, trop écrites, trop lyriques ne pouvaient pas être prononcées naturellement. Pour interpréter ces rôles, cette parole, il faut de l’extraversion. Je leur demandais de regarder comment se comportaient les gens dans des situations de tous les jours, parce qu’il existe des comportements totalement hors normes. Nous n’y prêtons attention parce que nous sommes socialisés mais en s’attardant un peu sur l’extravagance de certaines personnes, c’est incroyable ! La pièce commence par quelqu’un qui, perché sur une chaise, se met à haranguer les gens au sujet de la mondialisation… ce n’est pas si improbable que ça dans le fond. C’est une vraie jubilation de travailler en riant sur ce qui est extrêmement noir. Il y a peu de répit, peu de rédemption ; on ne s’en sort pas facilement.


COMMENT AVEZ-VOUS TRAITÉ LES DIFFERENCES D’ÂGES DES PERSONNAGES DANS LA PIÈCE, LES DEUX GENERATIONS (PÈRE / MÈRE ET ENFANTS) ?


Parfois les fils sont les pères de leur père, et parfois on voit des mères de quarante ans qui paraissent presque le même âge que leur fille de vingt ans, ce qui pourrait plutôt laisser croire qu’elles sont sœurs. Cette question de la génération commence véritablement à voler en éclats, avec cette notion d’apparence. C’était important qu’ils portent des perruques, comme on porte un costume. C’était important qu’ils se sentent changés, qu’ils ressentent ce processus de transformation chaque soir lorsqu’ils montent sur le plateau. C’est vraiment une histoire d’artificialité qui sert aussi à mettre cette gaucherie en place. Il y a une sorte de trop de soi-même ou de pas assez de soi, qui est primordial. Cet éclatement de la famille dans la pièce est pour moi essentiel.


PELLET EST CLAIREMENT UN HÉRITIER D’IBSEN, DANS SA MANIÈRE DE DONNER À LA FEMME LA TÂCHE DE PARTIR, DE S’ÉMANCIPER. ON POURRAIT DIRE QUE CHRISTOPHE PELLET EST UN FÉMINISTE ET EN MÊME TEMPS, LES FEMMES ONT UN CÔTÉ TERRIFIANT CHEZ LUI, ELLES SONT D’UN ÉGOÏSME, D’UNE TOUTE PUISSANCE EFFROYABLE.


Il a raison de décrire ça, CHRISTOPHE, car la femme a un rapport au chantage qui est absolument monstrueux et qui, à mon avis, est intimement lié à la question de la maternité : cette manière qu’ont les femmes de posséder un corps, cette impression d’enfant d’être transparent aux yeux de sa mère. De cette possession, de cet accaparement du corps de l’enfant, découle un chantage affectif, qui fait le pouvoir de la mère. Cette force leur donne aussi la possibilité d’une émancipation, les femmes chez PELLET sont dominantes.


IL Y A CHEZ CHRISTOPHE, UN REMANIEMENT DE LA FABLE, DE LA NARRATION AU THÉÂTRE, DANS UN REGISTRE TRAGIQUE.


Il met en scène des figures (la mère, le fils, le copain, le père, la petite amie…). Les personnages ne sont pas historicisés dans le sens où l’on n’a pas d’explications sur leur passé. Sont exposés là les nœuds relationnels entre les êtres. L’homme, la femme, pris dans leur condition et qui doivent déterminer quelle vie ils peuvent vivre, quelle vie ils veulent vivre.


C’est vrai que c’est mélodramatique, je ne savais pas utiliser ces mots-là avant…

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.