: Entretien avec Marie-José Malis (1/2)
Entretien réalisé par Émilie Hériteau
Comment situes-tu le choix de monter Dom Juan dans ton parcours ?
Oui, j’aime tout Molière. J’aime énormément toutes les petites pièces, les farces notamment. J’ai une grande admiration pour les pièces de cette période : celles d’après la crise du Tartuffe, qui vont de Dom Juan jusqu’à Amphitryon, Monsieur de Pourceaugnac, etc… Le comique est alors immense, complètement déployé, et d’autant plus déployé qu’il est inquiet, désormais en friction avec la société. En même temps, il y a comme un grand air mélancolique, une profondeur philosophique qui s’exprime, c’est l’écriture de la maturité.
Et Dom Juan, pour moi, c’était une pièce, qui au fond était toujours restée la plus opaque, et dont je pensais même que l’exercice était parfois un peu pénible. J’ai vu beaucoup de représentations de Dom Juan qui créaient de la tension, où on se demandait si le personnage de Sganarelle était réellement comique, et qui était Dom Juan. Une grande énigme du personnage et de la pièce elle-même en fait. Il m’a semblé que c’était cette piècelà qu’il fallait monter, parce qu’elle comportait une inquiétude, une grande question sur notre rapport à nous-mêmes, notre rapport au sujet.
Et en quoi te semble-t-il que notre temps a particulièrement besoin de ce mythe ?
À travers cette pièce, le théâtre se pose comme
un endroit d’intranquillité, où est faite une
proposition de refonder une société, une
civilisation, la vision de l’humanité, à partir d’un
matériau instable, nouveau et dérangeant, voire
périlleux, c’est assez rare et c’est génial !
La pièce a une force de scandale, elle est scandaleuse, même
encore aujourd’hui. Elle nous oblige, quand on
la monte, à prendre position, sur des énoncés
très dérangeants. En un sens, cette matière
inconfortable est presque un matériau de théâtre
pur, archétypal. C’est à dire qu’on ne peut pas
s’asseoir tranquillement et être sûr de soi, quand
on va monter la pièce. On ne peut pas se dire que
l’exercice de la mise en scène va être d’être brillant,
inventif, imaginatif seulement. Il y a quand même
sans arrêt des problèmes éthiques, qui sont posés par la pièce et qui ne sont pas résolus pour celui qui joue la pièce ou qui la met en scène.
Cette force du scandale, elle se situe sur la question
du désir, du désir et de la puissance des rencontres.
C’est à partir de ce point du désir et de la rencontre que tu creuses le texte ? Quelle hypothèse formules-tu pour orienter ton travail de mise en scène ?
Je crois que c’est une pièce sur l’idéologie et que ce qui inquiète Molière, au moment où il monte la pièce, en tant qu’auteur comique, c’est de savoir quelles sont les normes et de quoi on peut rire. Le XVIIe siècle est très lucide sur le fait que l’humanité est une construction. C’est un siècle catholique et en même temps, intellectuellement, paradoxalement, c’est un siècle, qui commence à poser des hypothèses complètement délirantes, recouvertes par le catholicisme, et qui va bien au delà du XVIIIe siècle à cet égard. Et ces hypothèses sont que tout est convention. Il y a le mystère divin, l’ordre du mystère et l’ordre de ce que les hommes peuvent dire et faire et qui sera toujours de l’ordre de la convention. Même les curés, ou les signes religieux, les hommes du XVIIe siècle savent très bien que ce sont des artifices. L’affaire humaine est une stricte convention.
Et Molière se demande : quelles sont les
conventions qui nous régissent ? Quelles sont celles
sur lesquelles tout le monde est prêt à s’accorder ?
Celles dont tout le monde est prêt à rire ? Et qu’estce
qui ne fait pas rire ? Qu’est-ce qui fait riper tout
le monde ? Qu’est-ce qui est le blasphème ? Qu’estce
qui est le scandale de cette société ?
C’est aussi une hypothèse générale sur le théâtre.
C’est comme un prisme de lecture assez banal au
fond, mais qui devient obsessionnel : qu’est-ce
que le théâtre ? Qu’est-ce qu’on vient examiner au
théâtre ?
Certains disent qu’on vient examiner sa sacralité…
Moi, je dirais qu’on vient examiner comment
l’humanité se constitue en construction.
Ça c’était l’hypothèse. La grande question de
l’idéologie.
À partir de ce qui nous arrive, et qui est brut, ce
que la psychanalyse appelle le réel, le réel des rencontres, la sauvagerie de l’autre, de ce qui n’est
pas nous, l’étonnante affaire de ce qui n’est pas
nous, il y a d’abord un choc. Et comment, à partir
de ce choc, l’humanité construit des discours,
qu’on appelle une idéologie ?
Et sur le plan amoureux, je crois que c’est cela que
Molière raconte : Dom Juan se tient, au seul instant
de la rencontre. Il est l’homme qui est entièrement
disponible à la puissance de capture, de captation
par l’autre, du désir de la femme qui est autre. Il
s’en tient là. Nous tous, à partir de l’événement de
la rencontre, on commence à construire des récits, à
imaginer une histoire, à se projeter dans le futur.
Dom Juan honore entièrement, parce que ce n’est
pas un Casanova, ce n’est pas un homme fatigué
ou désabusé, il honore entièrement ce moment
où on chute à deux dans la rencontre, la puissance
d’altération des uns par les autres. Et après, il
ne cherche pas à se rassurer ou à consolider ou
à pérenniser ça par un discours amoureux, une
construction, un récit…
C’est donc aussi une méditation sur l’amour, à se demander si l’amour est pur récit après la rencontre, si le seul vertige du désir n’est pas plus vertueux ?
Pour moi, là, au stade des répétitions, je ne sais pas encore si la pièce me permet de méditer sur l’amour. Mais je pense qu’elle permet en tous cas de comprendre pourquoi il est si haut, si sublime. Une puissance existentielle majeure. Comment il est entièrement ce qui peut arriver de constitutif aux êtres humains et en même temps, pourquoi il fait si mal.
Pourquoi derrière chaque récit amoureux, derrière
chaque projection se tient, en effet, une autre
vérité, qui est que, au fond, l’amour n’est jamais
que fragments. Il faut beaucoup travailler pour
qu’il soit autre chose qu’un fragment, et même si
on y travaille beaucoup, même si on le transforme,
qu’on le sublime - rien n’est garanti. La pièce dit
ça bien sûr du point d’Elvire, des paysannes, mais
aussi du point de Dom Juan. Parce qu’on voit que
Dom Juan se connaît et se sait très seul et très
inconsolé. Sans arrêt inassouvi.
Il a une grande lucidité sur cette dialectique, qu’il maintient en lui, et qui est la nôtre, entre l’infini et
la finitude.
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