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Dire ce qu'on ne pense pas dans des langues qu'on ne parle pas

+ d'infos sur le texte de Bernardo Carvalho traduit par Pauline Alphen
mise en scène Antônio Araújo

: Entretien avec Antônio Araújo

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Vous avez été acteur puis metteur en scène. Comment s’est déroulé ce cheminement et la création de la compagnie Teatro da Vertigem ?

Antônio Araújo : J’ai toujours aimé le théâtre, j’ai donc commencé en tant qu’acteur. Mais très vite j’ai travaillé sur des projets de dramaturgie. À l’université, en études théâtrales, j’ai choisi d’étudier la théorie puis la mise en scène et c’est alors que j’ai décidé que je serai vraiment metteur en scène. J’ai commencé à faire des mises en scène assez institutionnelles mais la carrière de metteur en scène répondant à des commandes m’est apparue rapidement inintéressante. Cette pratique individuelle était prédominante dans les années 1980 au Brésil. La dictature militaire avait détruit le tissu des collectifs théâtraux indépendants qui étaient alors considérés comme des fauteurs de troubles communistes. C’est pourquoi, avec des amis de l’université, nous avons eu envie de créer, non pas une compagnie, mais un groupe d’études théoriques et pratiques pour faire des expériences théâtrales. Au bout d’un an, nous avons pensé qu’il y avait matière à des propositions artistiques ouvertes au public et à partir d’improvisations, de choix de textes, d’images, nous avons construit un premier spectacle intitulé Paradis perdu. La question du nom de notre groupe s’est alors posée. Nous nous appelions « groupe d’études sur la physique classique appliquée au jeu de l’acteur », mais cela n’était pas utilisable dans un cadre professionnel. En partant d’une scène de Paradis perdu où un homme est pris de vertige, nous avons voté et choisi « vertigem ». Depuis, il y a un noyau permanent de six personnes et des invités sur chacun des spectacles.

Il se passe souvent trois ou quatre ans entre chacune de vos productions. Est-ce un choix ou une nécessité imposée ?

C’est un choix quant aux conditions du processus de création. Nous répétons en effet très longtemps nos spectacles. Notre façon de travailler nos projets nécessite entre un an et un an et demi de répétitions, à raison de cinq jours par semaine et de six à sept heures par jour. De plus, nous voulons jouer le plus longtemps possible. Le Livre de Job, nous l’avons présenté pendant deux ans à São Paulo à raison de six représentations par semaine.


Vous jouez le plus souvent hors des théâtres. Pourquoi ?


Nous avons joué dans une église, dans un hôpital, dans une prison, sur un bateau au milieu du fleuve qui traverse São Paulo, etc. Dès notre premier spectacle, il était très clair que nos créations, de par leur nature, ne pourraient pas prendre sens dans des scènes et dans des cadres conventionnels. Par exemple, pour Paradis perdu, nous voulions parler de la séparation entre le divin et l’humain, mais nous voulions inverser le rapport au public et le rapprocher d’un lieu en lien avec le sacré. Nous avons cherché des lieux de représentation : temples bouddhistes, mosquées, églises… Personne ne voulait de nous, jusqu’à ce que l’évêque de São Paulo, lié à la théologie de la libération, donc à une certaine aile gauche de l’Église catholique, qui avait fait des études en France et avait vu un spectacle dans une église à Paris, nous donne son accord. Nous avons donc investi, le soir, un espace consacré qui fonctionnait normalement comme lieu du culte dans la journée. Il y a eu des manifestations de catholiques intégristes, des menaces contre les acteurs et contre les spectateurs. Au final, cela a généré des discussions, une grande curiosité pour notre travail et affermi le souhait d’occuper d’autres espaces, de sortir des boîtes noires des théâtres et de convoquer les spectateurs dans des lieux inaccoutumés. Quand nous avons joué BR-3 en 2006, nous avons choisi de le faire sur un bateau au milieu du fleuve Tietê qui traverse São Paulo. Ce fleuve, à la différence de la Seine et de la Tamise, n’est pas la fierté des habitants. Il est plutôt considéré comme un égout à ciel ouvert. Faire venir les spectateurs sur un bateau au milieu de leur « égout » sur un parcours de huit kilomètres obligeait à un autre regard sur leur ville. Nous avons aussi joué dans des hôpitaux et des prisons. Par exemple, en Pologne, nous avons travaillé avec des prisonniers et nous nous sommes battus pour que les détenus puissent venir saluer avec nous à la fin du spectacle, alors que la dernière scène se passait à l’extérieur des murs de la prison. Là encore, nous avons eu de la chance ; le directeur de la prison aimait le théâtre et, après de nombreuses discussions, il nous a offert un très beau cadeau : un livre sur Tadeusz Kantor.

Les prisonniers étaient donc des comédiens amateurs. Associez-vous souvent des comédiens amateurs à vos spectacles professionnels ?

Nous l’avons fait pour BR-3 car nous avons travaillé dans une favela où nous avons organisé des ateliers, des cours de théâtre et des rencontres avec les habitants pendant plusieurs mois. À la fin, nous avons demandé à certaines personnes de nous rejoindre sur le projet final, soit comme acteur soit comme technicien. Mais ce n’est pas systématique.


Pour Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas, vous avez fait appel à un auteur. Est-ce la première fois ?

Non, et d’habitude l’auteur est présent pendant les répétitions et construit une dramaturgie textuelle en rapport avec les improvisations des acteurs. Mais il est vrai que pour Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas, l’approche est nouvelle. Nous n’avions que deux mois de répétitions et il était nécessaire de changer notre façon de travailler. Nous nous sommes alors associés à Bernardo Carvalho qui est un des plus grands romanciers contemporains du Brésil. Nous avions déjà travaillé ensemble par le passé pour la création de BR-3 et lui aussi avait envie de réinterroger notre collaboration. Cette fois-ci, il a eu envie d’écrire le texte de la pièce en amont des répétitions, tout en sachant qu’il pourrait être modifié au fur et à mesure du processus de création.

Le projet de cette prochaine création est-il né à Bruxelles ?

À l’origine, c’était une création pour le projet européen Villes en Scène/Cities on Stage, qui avait été pensée avec Olivier Py et Agnès Troly, alors à la direction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Puis, en 2012, nous avons été invités par un bureau d’architecture, VRAC/L’Escaut à Bruxelles qui connaissait notre rapport très fort aux structures urbaines. Il s’agissait d’une résidence d’artistes, dans le cadre du Festival Europalia et nous y sommes venus avec Bernardo Carvalho. Enfin, nous avons décidé de créer le spectacle à Bruxelles avec le Théâtre National, qui fait partie du projet européen Villes en Scène/Cities on Stage, à partir de l’expérience de cette résidence que nous avions faite.

Bernardo Carvalho a-t-il construit une vraie pièce de théâtre ou un roman théâtral ?

C’est une pièce de théâtre avec une narration puissante, elle comporte également des éléments en lien avec le langage cinématographique. À partir de la première version du texte, nous avons effectué avec l’auteur des coupes et des modifications. Cela nous a permis de trouver une concision dramaturgique. Au final, nous sommes passés de cinq à deux heures de représentation.

Son oeuvre de romancier est souvent considérée comme une « fiction documentée ». En est-il de même dans la pièce que vous lui avez commandée ?

Elle s’inscrit dans une réalité qui est celle des villes européennes. Pas seulement Bruxelles, car Bernardo Carvalho a aussi vécu à Paris, à Berlin et il connaît bien l’Europe. Mais cela pourrait paraître arrogant de parler de villes où nous ne vivons pas. Il y aura donc plusieurs regards : notre regard sur Bruxelles et les villes européennes, le regard des comédiens belges sur leur propre ville, le regard de Bernardo Carvalho sur ses séjours en Europe, notre regard sur São Paulo qui est notre ville.

Au coeur de ce texte, il y a un personnage d’homme âgé qui revient en Europe aujourd’hui après y avoir été résident forcé, exilé par la dictature militaire brésilienne de 1964 à 1985. Ce thème de l’exil est-il présent dans la pièce ?

C’est un thème certes déclencheur pour l’histoire mais il n’est pas central, nous ne nous sommes pas imposés l’exil politique comme thématique de la pièce. On trouvera ce thème au moment où la fille de cet homme âgé erre dans la ville à la recherche de son père disparu. En revanche, le père est perdu. Il est confronté à la confusion idéologique qui règne entre les valeurs de droite et celles de gauche, à la montée des extrémismes fascistes, à l’état fantomatique dans lequel se trouvent certaines personnes qui semblent déconnectées du monde dans lequel elles vivent. Tous ces décalages le troublent et le questionnent.

L’Europe connaît en ce moment un repli identitaire très fort. Est-ce le cas au Brésil ?

Non, mais nous avons d’autres problèmes, surtout sur le plan économique et social. À l’origine de notre projet, nous avions le désir de parler de la crise, de la crise économique mais aussi de la crise éthique que nous traversons. En choisissant un lieu emblématique de la crise économique, nous élargissons notre propos car les rapports humains aujourd’hui passent très souvent par des rapports économiques. Pendant notre résidence à Bruxelles, nous avons appris que le bâtiment de la Bourse de Bruxelles était désaffecté. C’était le lieu rêvé. À Avignon, nous allons jouer à l’Hôtel des Monnaies.

Allez-vous créer votre spectacle avec des comédiens brésiliens et des comédiens belges ?

Oui, il y aura deux comédiens brésiliens, cinq comédiens belges et un français, qui parleront tous français. Lors des séances de travail à Bruxelles j’ai choisi des comédiens d’âges différents pour pouvoir distribuer les rôles sans tenir compte de la nationalité et de la langue. C’est une expérience toute nouvelle pour nous que ce mélange, un beau défi.

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