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Dans la solitude des champs de coton

mise en scène Jean-Pierre Brière

: Note d’intention

Dans l’oeuvre de Koltès, pourquoi Dans la solitude des champs de coton ?


Ce texte fait partie des textes qui vous choisissent plus que vous ne le choisissez. Je ne voudrais pas qu’il soit prétentieux de dire ça, mais c’est pourtant ainsi que se présentent les choses. Il vient au bout du compte, au milieu d’un faisceau de convergences préalables provenant de ma passion de la lecture, du cinéma. Ce fut le cas par exemple pour « Ambulance » que j’ai monté en 1998, et qui tombait sous le sens après mes lectures de L’Odyssée et d’Ulysse de Joyce. J’avais vu le film « Naked » de Mike Leigh, je pensais alors en demander les droits pour une adaptation à la scène. J’allais à Londres pour ça, rencontrer Mike Leigh et j’ai finalement rencontré Grégory Motton que je ne connaissais pas, pour finalement monter une de ses pièces : « Ambulance ».


Quant à Koltès, j’y suis venu en remontant les contre-allées. Joseph Conrad tout d’abord, « Au coeur des ténébres » et le traitement au cinéma avec « Apocalypse now », et plus loin encore, des fulgurances de lecture de Julien Gracq, notamment « Un balcon en foret », quelques scènes du cinéma de Tarkovski dont l’énigmatique somptuosité continue à susciter en moi d’indécryptables résonnances.


Dans la solitude des champs de coton s’imposait -comment dire ?-, comme une nécessité intime, question récurrente chez moi de la corrélation du théâtre, de l’architecture et de la pensée. Dire de notre époque le dévoiement du désir d’être par le désir de posséder, d’accumuler, d’opposer l’un à l’autre jusqu’à la négation, aux portes de l’anéantissement. Jusqu’à la folie d’un système de pensée sans distinction, sans attache, une machine célibataire qui ne tire jouissance que d’elle-même et se mord la queue comme un chien se dévorerait les pattes.


J’ai mis en chantier, de 2009 à 2010, des approches préambulaires réalisées dans les locaux désaffectés de l’hôpital psychiatrique à Evreux. Ca s’appelait Plan K. Pour l’anecdote, c’est ma fille qui m’a mis la puce à l’oreille, sur ce que pouvait vouloir dire ce : Plan K, lorsqu’elle m’a demandé si j’avais pensé au nom du personnage principal – qui s’appelle Kaplan-, interprété par Gary Grant, dans le film : La mort aux trousses. Où l’on voit un homme descendu d’un bus en pleine plaine rase, « costumecravatesouliersvernisbrushingchicrasédeprès » fuyant à en perdre haleine une menace crachotante et vrombissante qui lui tombe du ciel.


Ce Plan K m’a permis de mettre à l’épreuve les intuitions préliminaires à la création de la pièce. Notamment le discours de la normalité - la rhétorique de la raison, du pouvoir et du commerce de la parole -, aridité et arrogance, emportée par l’ivresse de sa propre jouissance jusqu’à son paroxysme, au seuil de la folie du monde.


Dans la solitude des champs de coton est un texte dense. Est-il pour autant théâtral ?


On pourrait s’amuser avec la question de la densité du texte comme de l’entendre comme la « dansité » du texte.


Dans la pièce, deux individus se rencontrent et s’affrontent avec la parole. L’un dit être l’offre et l’autre est censé être la demande. Mais de quoi ? Au nom de quelle loi ? S’agit-il d’une transaction commerciale ? Mais de quel commerce s’agit-il ? Quelles en sont les règles ? Quel en est la monnaie ? Pour quelle marchandise ? On a là matière à intrigue, à énigme, à affrontement, à la fin on attend un vainqueur et un vaincu. Rien de plus classique. Les combustibles sont là pour actionner la machine théâtrale. Et l’un et l’autre n’ont en bouche aucun mot compliqué, le vocabulaire est loin d’être sophistiqué. En revanche, ils déploient un art de la formulation –de la haute voltige, où les rapports d’équilibre, bien que travaillés, font froid dans le dos -, un art de la combinaison qui fait penser au traitement du geste et de mouvement dansés. En c’est là que je me place : l’ampleur du texte, densité, fluidité, font mouvement et paysage à la fois.


Heiner Müller – qui a traduit « Quai Ouest » à la demande de l’auteur- a dit : « Koltès fait avec le langage ce que le cinéma fait avec l'image ». L’idée, me semble-t-il, est fondamentale. Un plan séquence semblable au déroulé incessant que recèle l’écriture, elle qui est tenue d’avancer coute que coute. Sans omettre les mouvements internes, multiples et paradoxaux, collisions et conflits, qui en créent le relief et l’accroche.


En exergue de l’édition actuelle du texte, chez Minuit, Koltès met cette phrase de Burning Spear: “I would like to see the shade and tree where I can rest my head.”


Ce sera en effet le bon endroit d’où viendra l’ample et humble déroulé des choses.


Un dealer, un client. Quels acteurs ?


Dans Plan K, je jouais des fragments du texte du dealer. Je pensais me retirer en vue de la création, et confier le rôle à un acteur. Ce devait être David Ayala avec qui nous avions commencé à travailler. Et puis les enjeux du cinéma et la pression de ses agents l’en ont détourné à quelques encablures de la création. Cruelle et édifiante épreuve lorsque l’on aborde une pièce qui met en scène les rapports tumultueux du désir et du commerce.


Mais revenons à Plan K. Je voulais avoir l’expérience physique, organique, m’engager dans le courant du texte comme dans le lit d’un fleuve. En éprouver le débit, les contre-courants, la morphologie, les profondeurs. Si je ne savais pas précisément d’où ça venait et où ça allait, il me fallait savoir par où ça passait. En fait, Plan K était conçu pour être un laboratoire d’expérimentation. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ça ne nous réserve d’autres pistes d’exploration. De ces expériences, je tire d’instinct l’idée que ces deux anonymes, client comme dealer, bougent, respirent, se déplacent en rescapés.


Bruno Debrandt, qui était à mes cotés dans Plan K, endosse le rôle du client. Nous nous étions rencontrés dans une pièce d’Eugène Durif : « Pas loin d’une éternité ». Je me prêtais à jouer une vielle femme tandis que lui faisait le jeune homme. Il a beaucoup travaillé ces derniers temps au cinéma et à la télévision. Il a joué récemment le personnage principal d’un film : « Le repenti », réalisé par Olivier Gignard aux cotés de Aurélien Recoing et de Carlo Brant.


Bruno a la faculté de mobiliser rapidement une concentration acérée, constamment à l’affut, surtout en eaux dormantes. Car la navigation dans le courant d’abondance des phrases de Koltès demande impulsion, réserve et rythme.


Le rôle du dealer, j’aime à m’imaginer qu’en d’autres temps, j’aurais sollicité un obstiné, un teigneux. Lino Ventura par exemple. Un type dont on se demande en permanence quand va venir la baffe, et dont finalement l’attente est plus insupportable que l’idée même de la prendre. Je pensais souvent à un animal : nocturne, sédentaire, attaché à un territoire dans lequel il se vautre, le sanglier quand il déboule ventre à terre et coupe les trajectoires.


Aujourd’hui, par un curieux effet boomerang, il me revient de jouer le dealer, et de poursuivre le chemin entamé avec Bruno Debrandt dans Plan K. En écho à tant de mots-clés qui traversent le texte, tels que l’amitié, l’histoire d’un lieu et des hommes qui y passent et des hommes qui y demeurent.


Comment mettre en scène l’affrontement des deux hommes ?


L’affrontement ne se réduit pas pour moi à la seule idée du face-à-face. S’il y a stratégie de combat dans ce face à face, c’est plutôt à mon sens une stratégie de retardement, avec des combinaisons que sont l’esquive et l’évitement. La fuite est impossible. A cette heure, et en ce lieu, les choses sont ainsi faites que dealer et client ne peuvent aller nulle part ailleurs. Bien que le face-à-face existe, je privilégierai le jeu de cache-cache, et puiserai aussi dans ses variantes comme les jeux à l’aveugle.


Souvent dans les mythologies, jusque dans le cinéma commercial actuel, le fait d’être aveugle fait deviner les choses, et du coup, le handicap fait acquérir au personnage une autre perception des situations, un pouvoir particulier. L’aveugle voit clair, au-delà des choses du présent, mais ne dit rien clairement. Son langage est celui d’une vision. Il a recours aux oiseaux ou aux entrailles d’animaux. Vois- tu ce que je veux dire est une expression courante pour dire l’insuffisance de la parole. Comme si la parole devait passer par la formation d’une image, ou d’un présupposé d’image. Les premiers mots de la pièce sont les mots du dealer et il dit : Si vous marchez dehors…. Il pose une hypothèse qui présuppose une image, il fait de l’action une présomption. Il ne semble rien avoir sous les yeux qui lui permette de dire ça et pourtant il le dit. Il pose la parole comme une supposition d’image. C’est l’oreille qui décrypte ce qu’il entend. Son oeil écoute comme écrit Valéry, et c’est par ce qui lui arrive à l’oreille qu’il se fait une idée de ce qu’il y a à voir.


Imaginer le dealer voyant comme un non-voyant, c’est créer la potentialité d’une intrigue, faire du doute un des motifs du client. Je me souviens d’un film avec Audrey Hepburn où une femme aveugle piégeait son agresseur dans son appartement en coupant toutes les lumières. L’hypothèse d’un piège intense et permanent, piège rhétorique du discours certes, mais piège corporel et spatial lié à une situation où le client ne saisit rien clairement de ce qu’on lui veut, dans un endroit où il est entré et il ne voit pas comment en sortir.


Saisir est en ce sens une notion fondamentale. Entre les deux personnages tout d’abord, car il s’agira, comme dans un jeu de chat et de souris, d’entretenir le doute de la perception et de renverser les énergies physiques. Entretenir le doute de la perception aussi par le traitement du son, la spatialisation et la dissociation entre le voir et l’entendre, et arriver à se demander qui parle exactement, d’où vient cette parole et à qui s’adresse-t-elle. Les corps aussi contribueront à cette dyslexie auditive. En contrastant les manières de les mobiliser, entre saisissement et fuite. Le corps du client est pour moi un corps saisi, stupéfait, le corps de l’homme qui voit l’effondrement arriver, qui se demande s’il pourra prendre l’ascenseur, s’il pourra remonter et se remettre à niveau, ou s’il devra se résoudre à l’idée de la chute. Le corps du dealer, son centre d’énergie, c’est celui de l’attente. L’attente comme action, imperturbable et lente violence qui fait chair avec le temps. Il a quelque chose là de Kurt, le personnage axial, la clef de voûte dans « Coeur des ténèbres » de Conrad.


Des animaux, des chiens, seront présents dans le spectacle ?


Lorsque j’entrevois la présence d’animaux dans le spectacle, ce n’est pas uniquement prendre au pied de la lettre le texte de Koltès. Les chiens, que ce soit dans certains films de Tarkovski ou de Bella Tar, imposent une présence, un regard, une distance toute particulière, très énigmatique. En fait, les chiens errants, sans attache précise, on ne peut leur donner ni lieu ni provenance, pas même d’âge. C’est idiot de dire ils ne parlent pas, et pourtant ils ne parlent pas. Mais leur silence n’est pas muet. Ils exhument une parole de fond – peut être est-ce cela le lointain intérieur auquel fait appel Michaud, inaccessible, indéchiffrable et secret. Du coté de la mythologie, on trouve souvent le chien affublé d’une fonction de passeur d’entre deux rives, entre deux mondes.


Et puis je pense aussi qu’il y avait de ça dans le tête à tête entre l’homme et l’animal : que cherchait Beuys au fond des yeux de son coyote, perché dans un immeuble au coeur de Wall Street, avec tout ce que représente cet endroit du monde des affaires, du deal permanent, Beuys seul dans une cage face à un coyote. L’idée qu’il n’ait jamais foulé le sol américain et que le seul rapport qu’il ait incarné, est un rapport entre l’homme et l’animal, dans les étages d’un immeuble, en plein quartier où se trament et se négocient les affaires financières, qui plus est, nourrira sans cesse ce qui se passera entre les acteurs et les chiens.


Il y a deux personnages dans le texte. Sur scène, est présent un troisième homme, noir, personnage muet et presque immobile. Et quand il bouge, son énergie est celle d’un danseur.


Dans Quai Ouest, il y a ce personnage, Abad, seul personnage black, et voilà ce qu’en dit Koltès : « Je ne l’ai pas rendu muet parce que c’était plus facile, bien qu’effectivement cela le fut, mais parce que cela était incontournable. Abad n’est pas un personnage en négatif au milieu de la pièce ; c’est la pièce qui est le négatif d’Abad. (…) Nul besoin qu’il sache parler, sans doute ; mais lorsqu’on le met dans un coin, à l’abri, son corps se met à dégager de la fumée. C’est pour cela qu’il doit être choisi. ».


Dans Plan K., Manu de Manok, puis Mani Mungaï, avaient initié une présence muette, tapi dans l’encadrement d’une porte. Je voudrais que cette présence mette toute cette histoire de la pièce, ce commerce infernal d’hommes blancs, en négatif. Que cette histoire finalement se déroule sous les yeux d’un homme de couleur, bien qu’il soit étranger aux enjeux du désir dont il est question, non pas parce qu’il en est exclu, mais parce que ce temps là n’est pas ou plus le sien, et l’a-t-il jamais été. Peut-être même fut-il en son temps un client qui attend que son désir trouve un nom pour retrouver une parole épuisée ?


Il n’y a pas de didascalies de Koltès qui situent le lieu où se passe la pièce ?


Savoir où ça se passe n’est pas essentiel. C’est savoir ce qui s’y passe qui le laissera deviner. En fait, je m’imagine qu’à cet endroit, ce qui se passe n’aurait jamais du arriver, et que quand ça arrive, ça doit nécessairement disparaitre. Un peu de la sensation qui vous saisit quand vous vous êtes déplacé sur un site archéologique pour vous faire une idée et qu’il n’y a plus rien à voir. Et pourtant vous y êtes. Il y a de ça dans la « chambre des espérances » du film « Stalker ». Il y aura des choses qui tombent, qui volent en éclats, comme ces déchets dont les gens se débarrassent par les fenêtres des immeubles. Dans Plan K, au troisième étage d’un bâtiment désaffecté du 19eme siècle, dans les vastes espaces vidés, nous avons travaillé parfois à ciel ouvert. Quand on disait par exemple que la nuit tombait, ce n’était pas un mot en l’air. On en sentait le poids, la densité, et petit à petit s’est installée l’idée intuitive de bleu profond comme l’expression d’un décrochement de voûte, le délitement du ciel en pluie de cendres bleues. J’ai récemment retrouvé cette idée dans ce que dit un chaman amérindien qui combat au Brésil la déforestation et la lente destruction des cultures indigènes. Son peuple appelle la civilisation blanche, la civilisation de la marchandise. Et il emploie cette expression de la chute du ciel pour dire la menace sur la vie de son peuple.


Le client de Dans la solitude des champs de coton est interceptée par le dealer sur un trajet qui le menait d’un immeuble à un autre. Il est intercepté par le dealer qui lui dit : « Vous avez raison de penser que je ne descends de nulle part et que je n’ai nulle intention de monter… », quelque part donc à un niveau zéro, où il ne souhaite pas rester et où rien ne devait l’y maintenir.


Est-ce un écho à l’attentat du 11 septembre à New-York ?


A un moment de la pièce, le client dit ceci : … soyons de simples, solitaires et orgueilleux zéros. Et plus : Qu’est-ce donc que vous avez perdu et que je n’ai pas gagné ? La surface de la planète est grêlée de « ground zéro ». Des zones d’impact dont l’origine est perdue, cachée ou interdite, comme celle où le stalker mène clandestinement ses visiteurs. Résultats d’attentats ou pas, oubli, négligence, démence ou autres, tours et édifications sont vouées à tomber. Et les lieux de disparition deviennent des lieux de curiosités, de pillage, puis de commémoration et de culture. Parfois des lieux de reconstitutions. Toujours des lieux de polémique.


N’oublions pas ce bref échange qui termine la pièce. L’un dit : Je ne crains pas de me battre, mais je redoute les règles que je ne connais pas. L’autre répond : Il n’y a pas de règle ; il n’y a que des moyens ; il n’y a que des armes. Qui aujourd’hui serait le dealer ? Qui le client ? Qu’est-ce qui désormais nous permettra de distinguer l’un de l’autre ? Où commence l’offre, où finit la demande ?

Jean Pierre Brière

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