: Il vaut mieux rêver sa vie qu ela vivre
Entretien avec Emmanuel Daumas rélisé par Laurent Muhleisen
Laurent Muhleisen. Après quatre mises en scène avec la Troupe, la Comédie-Française vous invite à monter Salle Richelieu un « tube » de la littérature dramatique française, sinon mondiale : Cyrano de Bergerac…
Emmanuel Daumas. En effet, dès
que l’on prononce ce titre, on est
face à une sorte d’unanimité,
quelles que soient les générations
ou les milieux. Du point de vue de
ses nombreux enjeux – sentimentaux ou mélodramatiques – la
pièce fait mouche à chaque fois ;
Edmond Rostand a une facilité
incroyable à « faire théâtre » avec
son écriture.
Je me suis demandé ce
que je pouvais apporter après tant
de mises en scène qui ont fait date.
Pour le dire un peu cavalièrement,
j’ai toujours eu l’impression d’une
grande intimité biographique avec
le personnage de Cyrano. Mon
orientation sexuelle m’a, dès
l’enfance, obligé à « rêver » des
relations, à m’immiscer de façon
parfois très mystérieuse dans les
histoires des autres, inscrites dans
des normes sociales, de les vivre
par procuration. De ce point de vue
il m’a semblé que la pièce dépassait
de loin, en complexité, son statut
de pièce « de cape et d’épée », cadre
d’un mélodrame amoureux.
En
découvrant le personnage de
Cyrano, je me suis demandé ce qui
se passait dans son âme, dans son
corps, par rapport à son désir, face
à Roxane, à Christian.
L.M. Le personnage de Cyrano, tout « héroïque » qu’il est, n’entre plus dans le cadre des héros romantiques ambitieux, courageux, partant à l’aventure, et qui connaissent autant la gloire que la désillusion.
E.D. Rostand n’est pas l’«ogre »
qu’étaient Hugo ou Dumas, avec
leurs personnages « plus grands
que la vie ». On est loin aussi de
Balzac, de Flaubert ou de Maupassant ; il ne s’agit plus de
conquérir Paris, le pouvoir et la
noblesse, ni de cynisme dans des
compromissions aboutissant à la
plus grande des amertumes.
Cyrano meurt debout, la tête dans
les étoiles, évoquant la seule
qualité qu’il se reconnaisse, son
« panache ». Il est descendu de la
lune, n’a jamais consommé son
amour, n’a tiré aucun avantage de
ses actions. « Mais on ne se bat pas
dans l’espoir du succès ! / Non ! non,
c’est bien plus beau lorsque c’est
inutile ! » figurent, pour moi, parmi
les plus beaux vers de la pièce.
Les contemporains de Rostand se
nomment André Gide, Henry
James ou le jeune Marcel Proust.
Des auteurs « queers » – terme
sans connotation homosexuelle
mais dans le sens d’écrivains
dépressifs, maladifs, seuls
(comme le fût Rostand), qui inventent une littérature où « il vaut mieux
rêver sa vie que la vivre » pour citer
Proust. Grâce à Cyrano, Christian ne
finira pas comme Bel-Ami, ni Roxane
comme Emma Bovary. Ces trois
héros restent « intacts », purs.
L.M. En somme, Rostand affirme ici que la fiction est plus importante que la réalité ; la « vraie vie » faisant d’ailleurs des cadets, dont Christian, de la chair à canon.
E.D. Avec Rostand, on a l’impression que l’endroit de « libido » de l’écriture est agité par le fantasme d’une vie de cape et d’épée, plus belle et colorée, à ceci près que le centre de cette agitation n’est pas l’image mais les mots. Cyrano de Bergerac « représente » la France,
est considéré comme une pièce de
la tradition, de terroir, dans un
pays humilié par la défaite de 1871.
Mais l’endroit où cette pièce
touche le cœur du public est plus
tendre ; de l’amour courtois à la
carte du tendre, de Racine à
Gainsbourg, on veut écouter des
mots d’amour. Des Mots.
L’expression fabrique la réalité.
Christian n’intéresse pas Roxane
simplement parce qu’il est le plus
beau, mais aussi, croit-elle, le plus
spirituel et le plus brillant.
L.M. L’intégrité, le courage, l’insolence, la liberté, le mépris des puissants, l’art de la formulation qui dépasse (ou compense) toute réalité, médiocrité et frustration, sont autant de qualités de Cyrano qui ne parviennent pas à masquer son côté plus ambigu, tourmenté, manipulateur, quasi méphistophélique.
E.D. Les termes dans lesquels
Cyrano explique à Christian le
pacte qu’il veut conclure laissent
songeur, avec par exemple : « Je
serai ton esprit, tu seras ma
beauté. » Christian perd son âme,
comme dans Faust. Cyrano prend
quasiment possession de lui, il en
fait son avatar, pour combler sa
propre frustration, exister de façon
« augmentée ». Il manipule aussi
bien Christian que Roxane. Il y a de
la perversion, au sens clinique du
terme, dans cette attitude, une
certaine dose de sadomasochisme
dans la circulation du désir et
l’endroit du plaisir de Cyrano.
Cyrano n’envie pas tant la beauté
de Christian, qu’il est convaincu a
priori de sa propre laideur ; le
point de fixation de son « empêchement de vivre » est son nez.
Christian devient un objet transitionnel, un objet de jouissance par
procuration dans un monde virtuel.
Chacun exploite la part d’impuissance de l’autre. Quel plaisir en
tire Cyrano ? Rien n’aboutit, à part
l’imaginaire que le réel finit par rattraper. Roxane tombe de très haut
à la fin de la pièce, ce n’est qu’alors
qu’elle se connaît vraiment. Elle se
pensait conventionnelle et, pour
exister pleinement, voulait un
Christian beau et spirituel sans
comprendre qu’elle était aussi
extravagante que Cyrano, par son
seul amour des mots et de la vérité
poétique. Sans l’aveuglement de
son désir, elle aurait pu vivre
cette plénitude. Par son stratagème, Cyrano l’a malgré lui privé
d’elle-même.
L.M. À cette dimension psychanalytique s’ajoute une dimension sociale : l’exploitation d’une jeunesse insouciante et « normée » pour en faire de la chair à canon.
E. D. J’ai eu besoin de prendre toute la mesure de cette jeunesse masculine pour affirmer la « différence » de Cyrano, son exclusion, et son besoin vital de se « mettre en scène » pour exister. Je voulais un Cyrano à la fois honteux de lui- même et entouré de jeunes gens séduisants, bien dans leur peau, avec au sommet de la pyramide Christian. Le sort que les puissants réservent à cette génération n’en est que plus horrible, plus révoltant à l’acte IV.
L.M. Si la dramaturgie est très inscrite dans l’époque de Rostand, cette ère ou « rêver sa vie vaut mieux que la vivre », l’action reste quant à elle, dans votre mise en scène, inscrite au temps des mousquetaires et de Richelieu. Quelle approche du costume avez-vous privilégiée ?
E.D. Quand j’ai découvert Dumas,
je me suis rendu compte que peu
importait les faits, il fallait que
tout soit toujours plus extraordinaire, plus merveilleux. Je
reprends ce constat pour Cyrano.
Il fallait que les costumes soient
le reflet d’une extravagance,
comme chez Cocteau, chez
Méliès ou chez Jacques Demy. Et
pour faire écho à la thématique
de la guerre, j’aimerais conserver
sous ces costumes l’idée du théâtre
des tranchées, et que l’on voie
affleurer, sous les habits des marquis ou des pâtissiers, les caleçons
et les tricots des cadets. Comme
si, avant de partir à la guerre, les
jeunes soldats rêvaient à des
histoires de cape et d’épée et
d’amours sublimées.
L.M. Le décor rend également compte de l’imaginaire en œuvre dans la pièce.
E.D. J’aime l’idée que Rostand ait
vu les premiers films de Méliès. Sa
grande amie Sarah Bernhardt,
dont il pensait que la vie entière se
déroulait sur une scène, adorait le
cinéma. Or, je suis émerveillé par
la naïveté, la part d’enfance, l’imaginaire qu’il y a dans cet art, à
cette période.
C’est le triomphe de l’illusion, de la
magie. Le décor fait la part belle
au merveilleux, au ludique, aux
chromos et au « vieux-théâtre »
– sans second degré. C’est aussi la
définition du panache, la légèreté
et l’élégance d’un faisceau de
plumes. C’est abyssal, comme
l’enfance, parce que c’est inexpliqué.
- Entretien réalisé par Laurent Muhleisen. Conseiller littéraire de la Comédie-Française et dramaturge du spectacle
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