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Combat de nègre et de chiens

mise en scène Michael Thalheimer

: Michael Thalheimer, propos de répétitions

par Anne-Françoise Benhamou

Les notes suivantes ont été prises durant les premiers jours de répétitions (avril 2010), Michael Thalheimer s’exprimant la plupart du temps en allemand, traduit par Sandrine Hutinet.

Ça fait longtemps que je veux mettre en scène Combat de nègre et de chiens.
L’histoire est simple, on peut la raconter très rapidement. Mais derrière cette simplicité, il y a beaucoup de choses non dites – non racontables ou non dicibles –, des choses qui tiennent à l’histoire de l’Europe.
Qu’il soit bien clair que pour moi le vrai lieu de la pièce n’est pas l’Afrique. D’ailleurs, Koltès l’a dit à sa manière. Bien sûr, elle pourrait avoir lieu au Nigeria ou dans n’importe quel pays africain. Mais tout autant dans n’importe quelle salle à manger de n’importe quelle banlieue de Paris. Car tout se joue dans la tête des personnages, de ces trois personnages blancs.




Je pense que l’Europe est en grande partie responsable de l’état de l’Afrique aujourd’hui. Il n’y a qu’à prendre une carte et à regarder le tracé des frontières pour le constater. Si l’Afrique est en sang et en ruine, c’est nous, les Européens, qui en sommes responsables.
Je sais que ça n’a rien d’original de dire cela, mais précisément, c’est ce qui est intéressant: que tout le monde sache ça, et que tout le monde arrive à le refouler.
Ce refoulement est un des sujets de la pièce, on le sent très fortement dans les personnages de Horn et de Cal. Quand il y a refoulement de l’histoire, les gens refoulent si fortement qu’ils en arrivent à se croire supérieurs. L’homme blanc se sent supérieur à l’homme noir, rien n’a changé ; pour moi c’est le signe de ce refoulement.
Ce refoulement de l’Histoire au coeur de la pièce me rappelle Caché, le film de Michael Haneke, dont le personnage principal a commis une faute dans l’enfance liée à la guerre d’Algérie.
Koltès place l’action sur un chantier qui a cessé de fonctionner, qui n’a plus d’avenir. C’est comme une métaphore du statut de l’Europe, dont l’apogée est derrière elle et qui maintenant est en face de son déclin.




C’est une pièce qui nous fait entendre le non-dit beaucoup plus fort que ce qui est dit. Et c’est dans ce non-dit que se trouve le noyau des personnages, c’est ce qui leur donne leur chair. Une partie du travail va consister à les découvrir, à aller voir ce qu’il y a à l’intérieur.
Cal et Horn sont en perte d’identité; ils pensent la trouver dans leur nationalité. Le chantier représente pour eux cette nationalité. Mais le chantier n’existe plus vraiment, ils sont heimatlos, déracinés, ou en passe de perdre leurs racines ; ils cherchent à se raccrocher à quelque chose.
Leone a une grande naïveté. C’est beau, en un sens, mais c’est aussi assez effrayant. Il y a quelque chose de très clair dans ce personnage qui fait comprendre pourquoi on peut tomber amoureux d’elle. Mais aussi quelque chose de tragique parce qu’à l’inverse de Horn et de Cal, elle se perd tout de suite dans la fusion, elle rejette son identité. Je trouve que c’est angoissant – mais peutêtre que Koltès voulait, lui, mettre un espoir là-dedans ? Je ne sais pas. Est-ce que ce serait une solution, pour entrer enfin en rapport avec l’autre, de perdre son identité, de tout laisser derrière soi ? Alboury est un très beau personnage mais difficile. Peut-être que je me trompe, mais je me demande si, autant qu’un personnage, il n’est pas une “idée”: il représente l’idée que les Blancs ont des Noirs. Mais bien sûr, on ne peut pas en rester là, car comment jouer une idée ?
D’ailleurs il amène aussi quelque chose de très concret. Il a une mission simple, récupérer le corps pour la famille. Il se réclame d’un droit humain très simple, universel, qui existe depuis l’Antiquité. Les situations avec lui sont toujours très claires. Mais en même temps quand Léone tombe amoureuse d’Alboury, c’est de l’Afrique qu’elle tombe amoureuse – d’un cliché, d’un fantasme.
Alboury est presque un catalyseur qui permet de voir ce qu’est pour Horn, Cal et Leone le continent africain.
Un seul comédien ne peut pas représenter tout cela, tout ce qui se passe dans la tête des autres. C’est pourquoi j’ai pris la décision d’engager un “choeur” : il y aura neuf autres acteurs avec Jean-Baptiste (Anoumon) pour jouer Alboury; Jean-Baptiste sera un peu comme un coryphée.




Le choeur n’est pas là pour raconter qu’on est en Afrique, que les Noirs sont très nombreux. Ce que je veux mettre en avant c’est la peur. Chez Cal, par exemple, la peur est obsessionnelle, ce qui le rend très dangereux. Quand Cal voit un Noir, il en voit mille... avec tous les fantasmes politiques et sexuels que cela comporte.
Le choeur n’est pas là non plus pour figurer les gardes. Les gardes sont très importants , mais je ne veux pas les représenter. Je ne sais pas encore qui ils sont, où on va les situer… Dans le public, peut-être ? En tous cas les personnages se sentent surveillés, regardés. Peut-être que les gardes sont au-dessus, qu’ils représentent quelque chose comme… des dieux – car il y a quelque chose de la tragédie antique dans la pièce.




Les trois Blancs ne sont pas en contact avec Alboury, mais avec leur obsession.
Alboury représente aussi ce qu’il y a dans leur tête par rapport à l’homme noir, ce qu’ils projettent sur lui. Et eux sur scène, ils nous représentent, nous. On sent toutes les angoisses des personnages, sans bien savoir ce qui s’y cache. C’est important que ce secret reste très présent, c’est lui aussi qui donne à la pièce cette atmosphère si particulière.

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