: Genèse de la pièce
Par Amir Reza Koohestani
1
En Iran, au cours de l’hiver 2009, après
l’érosion du mouvement vert[1] dès lors que le Gouvernement a répondu aux manifestant·es par
des balles réelles, les gens, peu à peu désespéré·es
de voir se concrétiser l’impossibilité de changer
le système politique du pays, sont rentré·es chez
elles·eux, rampant de la rue jusqu’au coin de leur
canapé.
C’est alors que j’ai commencé à courir.
Pour moi, courir était une alternative aux
manifestations qui n’avaient plus lieu et à la
liberté qui nous avait quittés pour la énième
fois. Pour échapper à l’image de policiers et à
l’odeur de gaz lacrymogène que ma mémoire
avait emmagasinées, j’ai couru sur une route
où, derrière les clôtures métalliques, on pouvait
voir la classe émergente de nouveaux riches
qui avaient gagné leur vie en contournant les
sanctions occidentales. Pendant leurs heures
d’oisiveté, iels jouaient maladroitement au golf
avec des clubs importés, non standards, sur du
gazon artificiel.
Ma décision de courir fut soudaine, improvisée,
sans entraîneur. Je ne pouvais même pas attendre
de m’échauffer. Comme un alcoolique qui boit
sa bière devant le supermarché, j’étais impatient
de m’engager sur la route qui devait me donner
l’illusion d’une libération non atteinte. Je ne me
suis même pas accordé l’occasion de m’échauffer.
De fait, la vie de ce plaisir nouvellement trouvé
a très vite pris fin. Au bout de quelques courses,
j’ai soudain ressenti des crampes dans les
muscles à l’arrière de ma jambe et le médecin
orthopédiste m’a interdit de courir pour une durée
indéterminée.
2
La liberté est un état, tout comme la course à
pied ; on se fixe un objectif imaginaire de se
déplacer d’un point A à un point B, par exemple.
Toutefois l’objectif n’est pas de se déplacer
physiquement, mais d’expérimenter la liberté
entre les deux points. C’était tout du moins
comme cela pour moi. Ce n’était pas le record
sportif qui importait ni la distance. Je courais
jusqu’à n’en plus pouvoir, jusqu’à être à bout de
souffle, jusqu’à ce qu’un muscle de mes jambes
ou mon cœur tire la sonnette d’alarme. Et même
à ce moment-là, je ne m’arrêtais toujours pas,
mais je m’imposais de faire encore cent pas. Tu es
encore en vie ? Alors tu peux encore faire cent pas
de plus. Rien d’étonnant donc qu’en m’y prenant
tellement mal, j’ai causé de tels dommages à mon
corps. Une sorte de vengeance envers moi-même,
après la déception de la révolution.
3
Mais pourquoi le·la coureur·se s’aveugle ?
Samaneh Ahmadian, la dramaturge de ce
spectacle, m’a d’abord montré la photo de
coureur·ses aveugles à côté de leur coureur·se-
guide aux Jeux paralympiques de Tokyo. Deux
corps, dont la main est liée à celle de l’autre,
l’un·e aux yeux bandés et l’autre aux yeux grands
ouverts, courent de toutes leurs forces. En voyant
ces photos, quelque chose a remué en moi. La
course à pied, qui a toujours incarné pour moi une
image de liberté, a trouvé cette fois une manière
de compléter la définition de la liberté. À l’instar
d’une personne aveugle accompagnée de son.
sa coureur·se-guide, la liberté est collective. On
ne peut pas être libre quand on est seul·e. En
présence de la foule, la liberté et la lutte pour la
liberté prennent tout leur sens.
4
En septembre 2022, Niloofar Hamedi est la première journaliste à rapporter l’hospitalisation et ensuite la mort de Mahsa Amini des suites d’un passage à tabac par des agents de la police dite de la moralité ou des mœurs. Ce reportage a déclenché le soulèvement social Femme, Vie, Liberté.
À peine quelques jours après la
publication de son reportage, Niloofar Hamedi
est arrêtée à son tour. À ce jour, elle est toujours
en prison sans avoir eu de procès. Elle et son
mari, qui est aussi un marathonien, ont lancé
diverses campagnes pour faire entendre la voix
des prisonnier·ères politiques. Ainsi, Niloofar
a annoncé qu’elle ferait la salutation au soleil
depuis sa cellule tous les matins à 8 heures
ou qu’elle courrait deux fois par semaine, en
pantoufles, dans la cour de la prison.
De son côté,
son mari a transformé la course à pied à l’extérieur
de la prison en une campagne pour la libération
de Niloofar. De très nombreux·ses coureur·ses
continuent jusqu’à aujourd’hui à courir pour la
libération de Niloofar dans différents marathons.
5
Zia Nabawi, un prisonnier politique qui a passé huit
ans de sa jeunesse dans une prison de la République
islamique, a choisi comme thème de son mémoire
de maîtrise La phénoménologie de l’expérience
carcérale. Pour rédiger ce mémoire, il a interviewé
des dizaines de prisonnier·ères politiques. Pour
quelqu’un comme moi, qui ne savait rien de plus
que ce qui était publié sur les réseaux sociaux, cette
lecture fut des plus instructives. Dans l’introduction
de son mémoire, Nabawi écrit : « L’approche de la
prison dans les médias que j’appelle “de position”
s’articule autour des concepts de “réhabilitation”
et de “punition”, tandis que l’approche des médias
d’opposition aborde systématiquement la question
de la prison à travers les concepts de “torture”
et de “répression”. Par conséquent, ces deux
approches sont largement aveugles à l’expérience
réelle de la prison. »
Il affirme que la prédominance de ces deux
approches politiques dans les médias publics a
rendu l’expérience carcérale très surprenante et
très peu familière pour quelqu’un·e qui la vit pour
la première fois.
« ... Contrairement à l’opinion populaire,
la prison n’est pas un lieu dénué de tout signe
de vie. Il y règne une qualité de vie unique et
différente, qu’on ne peut pas comprendre à
travers le prisme politique par lequel nous
avons choisi de la regarder. » Pour quelqu’un·e
qui souhaite adopter une approche artistique
et humaniste à l’égard des prisonnier·ères
politiques, la lecture de ce mémoire de trois cents
pages constitue un véritable cadeau. Je dois bien
plus qu’une bouteille de vin à Zia Nabawi.
6
Les émigrant·es fuient soit des dictateurs qui sont
les marionnettes de puissances mondiales, soit la
pauvreté résultant de siècles de pillage de leurs
biens par les puissances coloniales. Néanmoins,
les Européen·nes ne veulent pas assumer leur
responsabilité, qui déstabiliserait leur vie. Iels
s’efforcent de repousser les immigrant·es loin
de leurs terres. (Il suffit de lire le projet de loi sur
l’immigration illégale examiné par la Chambre
des Communes britannique en mars dernier :
« Toute personne arrivée “illégalement” ne
pourra pas demander l’asile et il incombe au·à
la ministre de l’Intérieur de l’expulser. »).
Cela a
pour conséquence qu’il ne reste pas d’autre option
aux émigrant·es que de s’engager sur des routes
périlleuses, telles que la traversée du tunnel sous
la Manche dans lequel passe toutes les quelques
heures un train à grande vitesse qui roule à 160
km/h. Si iels ne parviennent pas à parcourir la
distance de 38 kilomètres avant le passage du
TGV Paris-Londres, il ne restera d’elles·eux que
la seule tache de leur sang sur les murs.
- Amir Reza Koohestani, avril 2023
Notes
[1] Le mouvement vert ou soulèvement postélectoral en Iran suivit l’élection présidentielle iranienne de 2009, en réaction à l’annonce des résultats. Le pouvoir fut accusé de fraude électorale pour garder au pouvoir le conservateur Mahmoud Ahmadinejad.
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