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Bérénice

+ d'infos sur le texte de Jean Racine
mise en scène Célie Pauthe

: Entretien avec Célie Pauthe

Entretien mené par Laetitia Dumont-Lewi

Laetitia Dumont-Lewi : Qu’est-ce qui vous a menée à l’envie de monter Bérénice, la première tragédie classique que vous mettez en scène ?


Célie Pauthe : Il y a deux ans, je mettais en scène La Bête dans la jungle suivie de La Maladie de la mort. Ce fut l’occasion pour moi de me plonger durablement dans l’œuvre écrite et filmée de Marguerite Duras. De fil en aiguille, de lectures en lectures, cherchant à comprendre, du moins à approcher, la complexion si particulière des grandes amoureuses durassiennes, je découvrais que la Bérénice de Racine en était peut-être l’une des clés. Elle lui a en effet inspirée un film-poème, Césarée, et un texte, Roma, devenu un film Dialogue de Rome.  « C’est curieux car ça fait deux fois que j’écris sur elle, Bérénice. Je n’ai écrit sur rien d’autre, d’écrit. », confie-t-elle à Jérôme Beaujour en 1984. C’est ainsi que je relus Bérénice.


Je fus touchée de découvrir que le texte m’apparaissait infiniment proche ; que la fréquentation de Catherine Bertram, Lol. V. Stein, Emily L., Anna, amante du Marin de Gibraltar, et tant d’autres héroïnes, me rendait familière la passion de Bérénice, me permettait de comprendre, en toute fraternité, sa disponibilité à l’esclavage comme à la royauté, sa manière si particulière de s’être intégralement livrée à l’amour.


L . D-L : Ce matériau durassien aura-t-il une place directe dans le spectacle ?


C. P. : Oui. En fait, le vrai déclencheur pour moi a été la découverte du court-métrage Césarée, que Duras réalise en 1979, après un voyage en Israël. Elle imagine le retour de Bérénice à Césarée, ville de Judée Samarie, terre dont elle était reine, et qu’elle quitta pour suivre Titus, le « destructeur du temple », fils de l’empereur Vespasien, envoyé là pour mater la révolte de Judée, catastrophe majeure dans la longue histoire tragique du peuple juif.


Duras, en rêvant sur Césarée, se souvient avant tout de la reine des juifs qui, par amour, quitte son peuple, sa religion, son pays, pour suivre le colonisateur. Comme Médée, Bérénice trahit par amour – et comme elle, elle est abandonnée. Cette problématique de la trahison est déterminante en ce qu’elle met la question amoureuse à l’endroit le plus haut : Bérénice, en suivant Titus, quitte tout. Et donc, quand elle comprend qu’elle est quittée à son tour, tout cède sous ses pieds, elle n’a plus de parents, plus de terre, plus de religion, plus de passé et plus d’avenir. Bérénice a tout perdu.

Pour Racine, l’enfant de Port-Royal, élevé au lait de la radicalité janséniste, comme pour Duras, l’amour n’est pas affaire de compromis, il est un pari qui engage corps et âme, et qui ne peut se vivre qu’en s’abandonnant intégralement à l’autre, au risque de s’y perdre, de s’y dissoudre.Le film Césarée, d’une quinzaine de minutes, dans lequel on entend Duras exhumer  « de la poussière de l’histoire  » le double exil qu’est le retour de Bérénice vers sa terre natale, nous accompagnera au long de notre propre traversée de la Bérénice de Racine. Comme le poète Virgile conduisant Dante aux enfers, Marguerite Duras sera notre passeuse et notre guide. C’est avec les chutes d’un autre film, Le Navire Night, longue déambulation dans Paris sur les traces de naufragés solitaires, qu’elle réalise Césarée, en faisant résonner avec ses mots de magnifiques plans tournants embrassant les berges de la Seine, l’obélisque de la Concorde, les corps de femmes sculptés par Maillol au jardin des Tuileries, la déesse de pierre enfermée dans un échafaudage surplombant le pont du Carrousel, comme autant de survivances contemporaines de la reine étrangère disséminées aujourd’hui encore dans la ville.


L. D-L : En axant ainsi le projet sur le risque absolu que prend Bérénice à l’égard de l’amour, voulez-vous dire qu’il y a un déséquilibre manifeste entre la manière d’aimer de Titus et celle de Bérénice ? Pensez-vous, comme Roland Barthes ou comme la romancière Nathalie Azoulai, que « Titus n’aimait pas Bérénice » ?


C. P. : Non, je ne pense pas, je pense que Titus, à sa manière, est malade d’amour. Avant que la pièce ne commence, sa décision de quitter Bérénice est prise. Ce que celle-ci va mettre plus de la moitié de la pièce à entendre – « Ne m’abandonne pas dans l’état où je suis. / Hélas, pour me tromper je fais ce que je puis. », dit-elle encore à Phénice à la fin de l’acte III –, nous le savons, nous, spectateurs, dès le début du deuxième acte. Ce qu’elle ne peut pas croire, ce qui est au-delà de la douleur, fait pourtant partie des circonstances antérieures au début de l’action.


Doit-on en conclure pour autant, avec Barthes, que toute la pièce ne serait que le difficile aveu d’une répudiation que Titus n’ose pas assumer ? Il me semble au contraire que dans la fureur de Titus à piétiner ce qu’il a de plus cher, se cache peut-être une pulsion auto-destructrice, et comme un étrange goût de la mort. J’ai plutôt la sensation que Titus, comme beaucoup de personnages raciniens, travaille malgré lui à son propre malheur. C’est en cela qu’il peut me faire penser à l’homme de La Maladie de la mort, saisi d’un effroi irrationnel devant l’amour, infiniment douloureux.


L. D-L : vous doutez donc que l’interdit romain qui empêche un empereur d’épouser une reine étrangère soit vraiment la cause de la décision de Titus ?


C. P. : On peut en douter. Pour l’heure, « Rome se tait. » Titus anticipe la fureur du Sénat. Et du reste, Bérénice va encore plus loin en lui proposant, à l’acte IV, de renoncer au mariage afin de pouvoir rester proches. Mais Titus ne cèdera pas. Et il n’y survivra lui-même pas très longtemps. Son règne est l’un des plus courts de l’histoire romaine. Il y a des énigmes béantes dans ces cœurs-là, mais qui se situent à l’intérieur des êtres, plus que dans un conflit objectivable entre devoir et passion.


L . D-L : Dans la pièce, la question amoureuse n’est pas seulement une question de couple, puisque Racine fait d’Antiochus un personnage essentiel . Comment comprenez-vous son rôle?


C. P. : C’est en effet à Antiochus que Racine confie la plus grande partition, c’est à lui qu’il donne le premier et le dernier mot de la pièce, et c’est un geste dramaturgique d’autant plus fort que le personnage a été de toute pièce incrusté, greffé, par l’auteur. Il y avait bien un roi de Comagène nommé Antiochus, qui prit part à la campagne de Judée, mais qui n’avait rien à voir avec Titus et Bérénice. Racine invente donc cette triangulation amoureuse, et se plaît jusqu’au bout à la rendre absolument inextricable. Cela laisse songeur...


Cette structure perverse fait penser au Ravissement de Lol V. Stein, ou à ce que Duras peut dire dans La Passion suspendue : « J’ai toujours pensé que l’amour se faisait à trois, un œil qui regarde pendant que le désir circule de l’un à l’autre ». Antiochus, frère d’Oreste, est de bout en bout cet œil condamné à regarder, éconduit dès l’ouverture, et qui traînera et criera sa douleur d’acte en acte. Le fait que Racine propose de commencer sa pièce par cette figure souffrante, quasi défigurée par la douleur, me semble être une sorte de cauchemar annonciateur, comme une vision d’horreur de ce qui attend Bérénice, qu’elle se refuse à regarder, et repousse violemment. La fin est contenue dans le début.


L . D-L : Comment comptez-vous travailler les alexandrins ?


C. P. : C’est la première fois que je m’y confronte, je n’ai pas de méthode précise, mais ce qui est sûr, c’est que nous nous y accrocherons comme une planche de salut. S’accrocher aux douze pieds, au respect des non-enjambements après des féminines, aux e muets, aux liaisons pour éviter les hiatus, sont sans doute autant de règles qui font que quelque chose tient et avance malgré le chaos et les repères qui s’effondrent.


J’ai lu récemment un livre magnifique de Ruth Klüger, Refus de témoigner, dans lequel elle raconte comment elle et sa mère ont survécu à Auschwitz. Adolescente elle écrivait des poèmes au pied des cheminées. « Il faut mesurer, dit-elle, l’habileté qui m’inspirait de soumettre le traumatisme d’Auschwitz au mètre de la versification. Ce sont des poèmes d’enfants dont la régularité devait contrebalancer le chaos, c’était une tentative poétique et thérapeutique à la fois d’opposer à ce cirque absurde et destructeur dans lequel nous sombrions une unité linguistique, rimée ; autrement dit, en fait, la plus vieille préoccupation esthétique de tous les temps. »


Entretien mené par Laetitia Dumont-Lewi, 3 avril 2017.

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