theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Aux corps prochains »

Aux corps prochains

Denis Guénoun ( Mise en scène )


: Note d’intentions (mars 2014)

On trouve, dans l’Ethique de Spinoza, une phrase devenue aujourd’hui fameuse : « Nul ne sait ce que peut un corps » (Livre III, proposition 2). L’ouvrage étant écrit en latin, cette phrase peut se traduire avec des nuances différentes : par exemple, « ce que peut le corps (quid corpus possit), personne ne l’a jusqu’ici déterminé (nemo hucusque determinavit) ». Dans plusieurs de ses ouvrages et de ses cours, Gilles Deleuze a porté à cet énoncé une attention très vive, ce qui a beaucoup contribué à la notoriété de la formule.
Or, si on s’y arrête un moment, cette phrase est vertigineuse. Ce que peut un corps, nous devrions le savoir avec précision : en raison des lois physiques qui régissent la matière, ou des fonctions biologiques des organes, dont la connaissance ne cesse de progresser. Et cependant, quelque chose, dans cette formulation, nous saisit. Nous postulons que des possibilités d’un corps nous restent obscures, et sommes convaincus que notre savoir ici demeure limité, provisoire.
Cet étonnement est la source du spectacle créé par la compagnie Artépo au Théâtre National de Chaillot au printemps 2015. Quelle peut être la méthode de travail, sur un tel objet ?


1. Réflexion
Dans un premier temps, on tente de comprendre, de la façon la plus simple possible, ce que signifie cette phrase de Spinoza, et pourquoi Deleuze lui a accordé une attention si durable. On s’aide pour cela du concours de quelques spécialistes. C’est ainsi qu’ont eu lieu, au Théâtre National de Chaillot, les 8 et 9 janvier 2014, deux journées de travail à ce sujet[1]. Il ne s’agissait pas d’un colloque érudit, et l’équipe n’aspire pas à une connaissance savante sur ces questions. Les participants au projet veulent simplement, en tant qu’hommes et femmes de théâtre (ou de musique, de danse, d’image) approcher la compréhension de cette formule spinoziste et de son commentaire deleuzien. Quel est le sens de cette phrase ? Que signifie-t-elle au juste pour un lecteur de l’Ethique ? Quelle est sa place dans le dispositif du livre ? Quel rôle joue sa reprise dans l’expérience de pensée menée par Deleuze ? Comment la comprend-il et pourquoi lui accorde-t-il de l’importance ? Voilà quelques interrogations qui valent comme préalables à notre entreprise.
A partir de là, notre but est de tenter un transfert risqué, de la philosophie vers la scène. L’ambition est de transformer la question philosophique en problème scénique. Non pour figurer ou illustrer la question par des situations, mots ou gestes : plutôt pour envisager comment le problème (que peut un corps ? Nul ne le sait ?) peut se poser comme problème de plateau : séquence d’actions, moments de présence, discours physique.


2. Parcours
Le Théâtre National de Chaillot offre à la compagnie Artépo la possibilité, précieuse, de répartir le travail sur une longue période. Ainsi sont prévus quatre temps de recherches et de répétitions : au printemps 2014, puis à l’automne 2014, à l’hiver 2015 et enfin au printemps 2015, avec une création prévue du 5 au 16 mai 2015. A cela s’ajoute, grâce à la collaboration du tout nouveau Carreau du Temple, une phase supplémentaire en juin 2014. L’équipe rassemblée pour cette expérience comprend une dizaine d’artistes, dont 5 comédien-nnes (ayant de l’expérience et du goût pour le chant et la danse) sur le plateau, et d’autres contributeurs/trices à la mise en scène, à l’image et à la musique. On trouve cidessous la liste actuelle des participants.
Quoi qu’il en soit du croisement des langages, vivement souhaité (danse, chant, image, philosophie), le terrain où se produiront ces rencontres entre formes scéniques différentes est le théâtre. Il s’agit d’une question posée au théâtre et avec lui – grâce en particulier à l’expérimentation chorégraphique menée avec Chrystel Calvet, ou encore dans le regard porté par des images filmées en direct. Puisque, après tout, cette surprise, cette faille du savoir sur ce que peuvent des corps est celle qui peut nous saisir devant la transformation opérée par le jeu d’un acteur ou d’une actrice. Que produit physiquement le théâtre, alors que la danse, le cirque, ou le sport semblent explorer si savamment les capacités des corps ? – c’est le champ de recherches qu’on veut arpenter.


3. Méthode
Il s’agit là, comme chez plus d’un groupe aujourd’hui, d’une écriture à partir de la scène. Elle est rendue possible par l’organisation des répétitions en tranches de deux semaines, réparties sur plus d’un an. On partira donc de recherches menées par les acteurs, depuis leur centre d’invention propre : le propos de la compagnie étant de pratiquer la scène- sujet, l’acteur-sujet, le plateau-artiste. En aucune façon la scène n’est au service d’un point de vue externe. C’est la scène qui dit la vie, qui se pose comme lieu autonome de rencontre de vivants. Le travail s’exerce à partir de noyaux de chants, de propositions chorégraphiées, d’inventions dynamiques – et de textes aussi, assurément, mais avec une certaine retenue qu’on va préciser ci-dessous. Et aussi à partir d’idées : qui ne sont pas prises comme des schémas théoriques à figurer, mais comme des enclencheurs de mouvements des corps. Il sera rendu compte de ces premières phases dans des présentations publiques, des « sorties de chantier » (mot proposé par l’équipe du Carreau du Temple) en avril et en juin 2014, afin d’éprouver la vivacité des propositions au contact du public.
A charge pour l’équipe, et la mise en scène, de construire une écriture qui développe un récit scénique articulé, emportant ces impulsions de départ.


4. Circonspections
L’espoir est de traquer ces moments de surprise, de faille du savoir, où le regard se trouve désarçonné par des puissances du corps qu’il n’avait pas décelées ou prévues. Dans une autre perspective que la nôtre, on pourrait s’interroger sur l’idée de miracle : la résurrection des corps, par exemple, serait un possible n’offrant prise à aucun savoir. Mais ce n’est pas à ces ruptures du plausible que nous porterons l’attention la plus suivie. La merveille qui nous intéresse est celle qui s’exprime dans la vie commune. Lorsque le corps commun, voisin, présent se montre capable de ce que nous ne savions pas imaginer. Cette surprise (physique) est l’élément même de l’art. Elle fournit à l’art son propos le plus opiniâtre : s’étonner du monde, tel qu’il est, imprévu pourtant. C’est ce savoir-là qui nous fait défaut et que l’art explore. Comment se peut-il que nous tenions debout, ou marchions ? Comment se fait-il que la voix chante ? Quelle énigme s’ourdit au coeur de tout geste ou mouvement enlevé ? On le voit, la question est celle de la grâce. C’est bien la grâce du corps qui échappe à notre savoir constitué. Tout ce que nous savons du corps concerne sa lourdeur, sa pesanteur, son inertie. La grâce est ce qui nous échappe, et avec lui nous soulève.


5. Réserve
Le travail voudrait suspendre, ou réserver quelque temps, l’usage des mots. Non pour l’interdire : puisqu’au fond, une des stupéfactions que peut nous réserver un corps, c’est bien de se mettre à parler. Seulement pour retenir, différer quelque temps l’usage des langues courantes. On voudrait considérer les possibles, les puissances, les pouvoirs des corps en attente de langage. Mais ces corps provisoirement muets (peut-être bruyants, oumusicaux) ne chercheront pas à faire montre de performances techniques d’exception. Le théâtre – comme on l’aime – reste solidaire d’un lien profond à la vie commune, ou, en un sens très précis, à l’ordinaire[2]. Qui n’est ni la banalité, ni la platitude, mais la dimension insolite que les humains partagent et qui fait le tissu des vies. L’attention à l’ordinaire est une puissance critique. L’excès poétique, passionnément recherché, ou la transcendance du corps et du verbe, ne se conçoivent ici que pris dans cette trame.
Du texte, donc, il y en aura, au terme de ce temps suspendu : parole de nature théorique ou poétique – à la fois, si possible.


6. Titre
Pourquoi : Aux corps prochains ? D’abord pour l’envoi, l’adresse : ce n’est pas des corps seulement, mais bien à ces corps qu’on parle. Ensuite, parce que « prochains » désigne une imminence, une possibilité, un à venir proche. Ils sont là, ils arrivent. Et encore, parce qu’ils nous sont proches, sont nos prochains, si lointains qu’ils se trouvent. Enfin parce qu’ils sont prochains (entre eux), proches les uns des autres, comme on les aime, plus et mieux que soi.

Notes

[1] Avec, en particulier, la participation de Thomas Dommange (Montréal) et Paola Marrati (Baltimore).

[2] Tel qu’il se développe, en particulier, dans la philosophie de Stanley Cavell. Cf. par exemple In Quest of the Ordinary: Lines of Skepticism and Romanticism, University of Chicago Press, 1988.

Denis Guénoun

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.