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: Entretien avec DeLaVallet Bidiefono

Propos recueillis par Renan Benyamina

Quelle est la genèse du spectacle que vous créez au Festival d’Avignon, Au-delà?


DeLaVallet Bidiefono : Les premiers jalons de cette création ont été posés en 2011, quand Dieudonné Niangouna m’a proposé d’être artiste associé au Festival Mantsina sur scène, qu’il organise chaque année à Brazzaville. Je ne souhaitais pas présenter un spectacle déjà joué et je n’avais alors pas de véritable création en cours. J’ai donc décidé d’ouvrir un chantier artistique, avec des danseurs de mon école, plutôt qu’avec les danseurs professionnels qui avaient jusqu’alors participé à mes pièces. Cette école n’a ni murs, ni véritable structure, elle est constituée essentiellement de corps : il s’agit d’un groupe de vingt-trois danseurs amateurs, que je forme au quotidien, et d’une équipe technique dont les membres sont surnommés «les Courageux». Je n’avais alors pas de projet de production, mais le désir de donner à ces jeunes danseurs leur place sur scène. Ce chantier chorégraphique a constitué la matrice d’Au-delà, qui réunit, entre autres, cinq danseurs présents depuis le début de l’expérience.


Pourquoi avoir choisi de créer un spectacle sur le thème de la mort?


Au Congo, la mort est au coeur du quotidien. Les explosions meurtrières du 4 mars 2012 à Brazzaville nous l’ont rappelé (ce jour-là, un dépôt de munitions a explosé en plein coeur de la ville). Nous n’avions pas besoin d’un tel rappel, après des années de guerre civile, de famines et les nombreuses catastrophes que nous avons connues. Des drames cruels ponctuent la vie des Congolais, comme l’effondrement de la toiture d’un marché en 2011, ou encore le crash d’un avion-cargo qui a causé la mort de trente-deux personnes en novembre dernier. Mais ces catastrophes ne sont pas des fatalités : la mort est aussi un problème politique. Les hôpitaux manquent de moyens, les populations sont affamées, les richesses sont confisquées. Tout cela constitue le terreau sur lequel la mort prospère.


Au-delà est un titre qui ne suggère pas uniquement le moment de la disparition.


Si les chemins qui mènent à la mort sont particulièrement terribles au Congo, je vois toutefois dans la mort une grande poésie. Les victimes de la guerre civile sont, par exemple, vénérées comme des héros aujourd’hui : on jette des fleurs chaque année en leur honneur. Je vois parfois des mères assises à pleurer leurs fils à l’endroit où ils sont tombés. La mort n’est pas seulement présente lorsqu’elle survient, mais aussi à travers les veillées que l’on organise pour les défunts. Les morts sont toujours là, avec nous. Par exemple, pour la Toussaint, nous apportons à nos morts ce qu’ils aimaient. C’est même étonnant de constater l’importance qu’on accorde aux morts, alors que l’on manifeste bien moins d’égards aux vivants. Quand une personne est malade, on se dit que cela va passer. Une fois morte, il faut voir l’investissement – en temps et en moyens – qu’on lui consacre. Le deuil dure une semaine, les proches font la fête, rient autant qu’ils pleurent. Nous honorons plus les morts que les vivants, c’est sur cet aspect-là que je veux travailler. Le titre Au-delà indique bien cet endroit du seuil, du passage. À Brazzaville, les tombes sont partout, la ville est elle-même un cimetière, dans lequel nous vivons. J’en viens parfois à me demander si c’est nous qui sommes morts, ou eux qui sont partis. Nous partageons le même espace. Quant à nous, nous dansons sur les tombes, sur cet espace funeste mais vivant.


La danse est-elle un moyen de faire revivre tous ces morts ?


Nous sommes animés par leurs esprits, au sens littéral du terme. Pendant les veillées, certaines personnes entrent en transe : un ami qui buvait tranquillement une bière se met soudain à pleurer, à convulser, à parler dans d’autres langues, à énumérer les noms de la famille. Les gens présents savent alors que c’est l’esprit du défunt qui s’exprime, utilisant le corps d’un vivant comme canal. Pour moi, la danse travaille sur ce phénomène. Elle permet un passage vers un autre plan, elle nous relie, nous rapproche de l’au-delà, empruntant le canal du corps. À Avignon, je veux ramener tous les esprits et tous les sorciers du Congo, toutes les personnes qui sont mortes. Je veux leur faire rencontrer les esprits locaux, du Cloître des Célestins et, que tous ensemble, nous dansions et nous fassions la fête.


Votre pièce réunit des danseurs, bien sûr, mais aussi un acteur, des musiciens et Dieudonné Niangouna, via un texte que vous lui avez commandé…


Sur le plateau, nous serons en effet six danseurs, deux musiciens et un chanteur, Athaya, que j’ai l’habitude de qualifier de Tom Waits congolais. Il ne joue pas vraiment, il parle et chante avec une voix très grave, d’autant plus surprenante qu’elle émane d’un corps particulièrement fin. Athaya a quelque chose d’un fantôme : son histoire et son corps sont empreints de secrets, de mystères. Quatre danseurs sont issus de Brazzaville où nous nous formons depuis des années. Tous ont vécu la guerre. Durant le processus de création, chacun partage avec le groupe ses propres expériences. À partir de ce vécu, nous travaillons beaucoup sur le mode de l’improvisation. Nous prenons nos récits pour appui, par exemple celui d’une danseuse qui a dû traverser des champs de morts pour aller chercher du manioc pour son enfant. Il y a du jeu aussi. Nous ne cherchons pas à faire du théâtre, mais le théâtre surgit malgré tout. Depuis plusieurs années, je travaille avec des metteurs en scène et des comédiens comme David Bobee, David Lescot ou Dieudonné Niangouna. Cela m’a sans doute tiré vers la narration, en tout cas vers le théâtre, vers un désir de production d’images.


Comment avez-vous travaillé avec le texte de Dieudonné Niangouna? Quelle relation entretenez-vous avec lui?


Dieudonné est venu assister à une étape de création. Nous avons discuté un moment, puis je lui ai donné carte blanche. Je ne suis pas du tout intervenu dans le processus d’écriture de son texte. Il m’a rapidement envoyé une proposition très riche, très dense. Son écriture est dure et violente : il injurie Satan, Dieu, l’enfer, sa mère, moi, lui-même, la danse, le théâtre. Il s’insurge contre tout et tout le monde. J’ai opéré un tri dans cette matière foisonnante car, si tout le récit m’intéresse à titre personnel, tout n’intéresse pas la pièce. Nous discutons quotidiennement sur nos projets et nos expériences. Pour la préparation du Festival d’Avignon, cet échange s’est intensifié : je lui ai commandé un texte pour Au-delà; il m’a sollicité pour chorégraphier des scènes de son spectacle Shéda. Je prends beaucoup de plaisir à cette collaboration. J’adore faire danser les corps de ceux qui ne dansent habituellement qu’avec leur bouche. Une partie des répétitions de nos deux pièces s’est déroulée à la même période : Shéda le matin, Au-delà l’après-midi. Certaines préoccupations et certains gestes traversent donc, sans doute, les deux spectacles, d’autant plus que nous travaillons avec le même bassiste. Il s’agit d’une longue histoire puisqu’en 2005 déjà, Dieudonné avait enregistré la voix off de ma première pièce, La Liberté d’expression.


Votre danse est extrêmement physique. Vous parlez souvent des danseurs comme de guerriers.


Cette physicalité vient de la violence du combat que nous menons. Nous nous battons en permanence pour nous faire entendre, respecter, accepter. Cette violence ressort naturellement sur le plateau. Notre entourage et l’institution nous renvoient en permanence que la danse contemporaine est un art ou une activité pour les Blancs, que son existence en Afrique est un fait de colonisation. Pour moi, danser est un engagement, une résistance, un jeu avec la mort. Une personne qui pratique la danse, chez nous, n’existe pas, est invisible, comme morte. Nous ne bénéficions d’aucun soutien, c’est extrêmement important de se rendre compte de cela. Les artistes congolais travaillent avec leurs propres moyens, c’est-à-dire avec leur respiration et l’énergie du quotidien. Choisir l’art chez moi, c’est comme aller au champ de bataille : c’est se battre contre les carcans de la société, contre les institutions, contre soi-même.


Dans ce contexte, dans quels endroits pouvez-vous travailler?


Il existe à Brazzaville deux lieux du ministère dans lesquels nous pouvons travailler. Mais c’est très précaire, puisqu’ils sont également mis à la disposition des politiques et des religieux. Je cherche donc, depuis plusieurs années, à monter un lieu indépendant pour les danseurs. J’ai décidé de le faire seul, avec les danseurs de Brazzaville. J’ai acheté un terrain avec l’argent des tournées que je réalise à l’étranger. Nous sommes en train de construire le plateau, mais il n’y a pas encore de murs.


Malgré toutes les difficultés que vous rencontrez, vous manifestez beaucoup de joie et d’optimisme.


Je crois que cette posture correspond à une étape de ma vie. En effet, les combats que je n’ai jamais cessé de mener ont en partie abouti. Cela génère de l’espoir. J’ai le sentiment d’avoir avancé, d’être passé du point A au point B. Lorsque j’ai commencé la danse, seules deux compagnies existaient à Brazzaville. On y compte désormais plus de deux cents danseurs contemporains. Plus globalement, je crois qu’il peut y avoir de la joie dans le combat : tu gagnes ou tu perds, mais dans les deux cas, tu agis. Le mot espoir est important : une lueur qui apparaît justifie l’énergie dépensée. Elle indique que, si je fais encore un effort, je vais y arriver. Dans nos villages, lorsque quelqu’un demande son chemin, on lui répond souvent : «Tu vires à gauche et tu es arrivé, c’est juste à côté. » En réalité, il reste probablement des kilomètres à parcourir, mais cela donne de l’espoir. Aujourd’hui, j’en suis à ce stade. Auparavant, je n’aurais pas cru celui qui m’aurait promis un plateau pour travailler, des tournées, ou qui aurait parié sur un artiste congolais associé au Festival d’Avignon. Dieudonné Niangouna et moi-même sommes heureux du chemin parcouru, de la reconnaissance acquise.

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