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Andromaque

+ d'infos sur le texte de Jean Racine

: Note d’intention

Par Stéphane Braunschweig

On connaît le schéma passionnel d’Andromaque : Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui n’aime qu’Hector, son époux mort. Cette chaîne d’amours impossibles, non réciproques, frustrées, Racine la chauffe à son plus haut degré d’incandescence destructrice. La folie amoureuse semble tout dévaster sur son passage. On en oublierait presque la toile de fond devant laquelle se jouent ces passions : la guerre de Troie, autrement dit un paysage lui-même déjà dévasté – les amoureux fous sont ici des êtres déjà dévastés par la guerre qu’ils viennent de vivre. Oreste, Hermione, Pyrrhus, Andromaque, qu’ils appartiennent au camp des vainqueurs ou à celui des vaincus, sont tous des survivants.


Racine a consacré deux tragédies à la guerre de Troie. Dans Iphigénie, il nous placera au cœur même de la guerre, face au sacrifice de l’innocence qu’elle exige – il remontera à l’origine du traumatisme, pourrait-on dire. Mais dans Andromaque, nous sommes dans l’après-coup de cette guerre, et de nombreux vers, parmi les plus sublimes parce que porteurs d’effroi, nous en rappellent la violence inouïe, la barbarie sanglante, « cette nuit cruelle / Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ». Tous les personnages sont marqués, traumatisés au sens fort, par ce qu’ils ont vu et par ce qu’ils ont fait. Tous marchent dans le sang, tous marchent sur une crête, entre résilience et répétition redoublée de l’horreur.


Pyrrhus « souffre tous les maux qu’il a fait devant Troie » : cet amour fou, incongru, pour sa captive, pour sa victime, ne dit-il pas autre chose que l’amour – un besoin irrépressible de réparer ? Pyrrhus – roi d’Épire, allié des Grecs contre Troie, fils d’Achille, le meurtrier d’Hector – offre à Andromaque sa couronne et se dit même prêt à venger les Troyens, à mener une nouvelle guerre de Troie contre les Grecs : est-ce son amour qui l’emporte vers cette nouvelle folie guerrière? ou est-ce l’illusion qu’une guerre peut en annuler une autre ? est-ce le trauma du vainqueur ? Chez Pyrrhus en tout cas, le besoin de réparer dans l’amour menace à tout moment de se renverser en son contraire, la répétition de la barbarie : le meurtre d’un enfant innocent (comme Iphigénie), Astyanax, le fils d’Andromaque et d’Hector, l’héritier troyen.


Mais comment Andromaque pourrait-elle l’aimer, elle qui survit pour assurer, non pas peut-être la vengeance de son peuple, mais sa mémoire ? Est-ce qu’elle aussi, à sa manière, ne tente pas de surmonter son légitime ressentiment ? Sa fidélité à Hector n’est pas seulement celle d’une veuve, c’est un devoir de mémoire dont elle se sent dépositaire.
Astyanax incarne cette mémoire, et elle s’apprête à le sauver au prix de sa propre vie. Une fois couronnée et Pyrrhus assassiné par ses anciens alliés, veuve une seconde fois et désormais reine d’Épire, c’est pourtant le désir de vengeance qui reprendra le dessus avec le sentiment de sa puissance retrouvée.


L’Oreste de Racine n’est pas celui d’Homère, d’Eschyle ou Sophocle, sa folie ne naît pas ici d’avoir vengé le meurtre de son père dans le sang de sa mère : de son célèbre matricide Racine ne dit mot. « Le fils d’Agamemnon » est d’abord une victime collatérale de la guerre de Troie : Oreste espérait épouser sa cousine Hermione, mais Menélas a préféré récompenser le « vengeur de sa famille » en promettant sa fille à Pyrrhus. Envoyé par les Grecs en Épire pour exiger la mort d’Astyanax et mettre ainsi un terme définitif à la guerre de Troie, Oreste n’a accepté sa mission que parce qu’il espère enlever Hermione.
Mais cette mission entre en conflit direct avec son intérêt amoureux, car en lui livrant le fils d’Andromaque, Pyrrhus devra renoncer à celle-ci et épouser Hermione. Ce n’est donc qu’en échouant dans sa mission qu’Oreste peut espérer Hermione. Mais il se leurre dans tous les cas : Hermione ne l’aime pas, elle ne lui laisse espérer son amour que pour l’instrumentaliser dans son propre désir de vengeance. Oreste échouera sur tous les tableaux, comme si l’échec était son destin de héros suicidaire, il échouera même à trouver la mort.


Cette conduite d’échec, il la partage sans doute avec Hermione. Hermione n’aime que Pyrrhus, héros et fils de héros, vrai vainqueur de Troie, le seul dont la grandeur pourrait la hausser à la hauteur de sa mère : « Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ». « La fille d’Hélène » reste désespérément dans l’ombre de son illustre mère – difficile d’exister avec pareille mère ! – et n’en sortira que pour un ultime acte héroïque qui la verra s’immoler sur le corps de Pyrrhus, assassiné par les Grecs avant même qu’elle ne puisse le tuer de sa propre main. La pulsion de mort, dans son désir de toute-puissance comme dans sa version auto-destructrice, traverse les deux « fils et fille de » Grecs.


On le voit, dans Andromaque, ce n’est pas l’amour, c’est la guerre (de Troie) qui rend fou, cette guerre qui est peut-être la folie même, la folie mortelle dont l’amour pourrait les sauver – s’il n’était pas lui-même à l’image de la guerre.


  • Stéphane Braunschweig, août 2022
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