: + ou – zéro Les voyages de Christoph Marthaler
Plus ou moins zéro degré, plus souvent moins que plus, puisque, cette fois, Christoph Marthaler, toujours en quête d’autres mondes, nous emmène au Groenland.
Christoph Marthaler est un metteur en scène
voyageur. Il a fait ses débuts hors les murs des
théâtres de Bâle car il est suisse, a promené
dans les rues de la ville des spectacles avec
orchestre, car il est musicien. Ce qui lui permet
d’aborder les mises en scène d’opéra [1] en toute
liberté sans pour autant trahir la musique.
Même si quelques uns ont pu légitimement se
trouver déconcertés. Christoph Marthaler est
déconcertant, c’est un fait, et son immense
qualité.
Abandonner les espaces aléatoires pour les
institutions ne l’empêche pas de voyager, au
contraire. À Berlin, Vienne, Gand, Madrid… Et
naturellement Paris où, depuis 1995, il est
familier du Festival d’Automne.
Il lui est difficile de rester longtemps au même
endroit. Y compris à Zurich , où en 2000 il a été
nommé à la direction du Schauspielhaus, qu’il a
dû abandonner avant la fin de son mandat. Il a
quand même eu le temps d’y monter une Mort de Danton, de Büchner, dernière étape sur le
chemin de la guillotine, présentée également
aux Ateliers Berthier.
Ce que, toujours, montre et raconte Marthaler,
ce sont les situations et réactions de
personnages en transit, bloqués entre deux
mondes dans un endroit neutre, hall de gare ou
d’hôtel. Quelque part où ils ne devraient pas
être, sans trop savoir ce qu’ils y font, ce qui va
leur arriver. D’autant que dans ces mondes là, du
plus burlesque au plus tragique, tout peut
arriver. Et arrive.
L’instabilité, le moment où tout va changer,
voilà ce qui intéresse Marthaler. Voilà pourquoi
il s’est passionné pour le Groenland, la plus
grande île du monde du côté du pôle Nord,
rattachée au Danemark. Pays de glace dont
l’existence même est mise en doute par le
réchauffement de la planète. Alors un soir, à
Copenhague, après la représentation d’un de ses
spectacles, il raconte son envie de connaître
cette « terre colonisée », où d’ailleurs, aucun de
ses interlocuteurs danois n’est jamais allé. On
lui promet de s’en occuper, et quelques
semaines plus tard il y est invité.
-« Je suis d’abord allé trois ou quatre fois à Nuuk,
la capitale, pour voir, parler, organiser, décider
quoi faire… Il n’y a pas de théâtre là bas, mais un
centre culturel, très beau, qui accueille surtout
du cinéma, des concerts, des conférences. La
ville a 15.000 habitants et c’est la plus peuplée,
dans un pays sans routes. Pour se déplacer, il y a
seulement la voie des airs, les avions, les
hélicoptères, mais ils sont rares et chers. Ou le
bateau mais c’est interminable ».
Quoiqu’il en soit, Marthaler se promène,
contemple les icebergs glissant sur la mer,
découvre une version exacerbée de la Suisse, les
glaciers, les espaces déserts, les villages isolés
dans les montagnes de neige… Il est émerveillé.
-« On est tellement ailleurs, dans une magie
incroyable, perdu dans l’immensité d’un horizon
sans arbres, dans l’éblouissement du ciel. Ce que
je veux dire à travers le spectacle, c’est mon
enchantement. Sans didactisme, je ne suis pas
un donneur de leçon. Au départ, je pense à une
production modeste, locale, avec deux ou trois
comédiens qui accepteraient de me rejoindre
pour peu d’argent, pour l’expérience… Et puis
naturellement, c’est bientôt devenu quelque
chose de très différent. Du Marthaler, destiné à
voyager »…
Du Marthaler, c’est à dire un décor unique et
mouvant, conçu par sa collaboratrice de toujours
Anna Viebrock. Inspiré une fois encore par l’un de
ces lieux où l’on arrive sans rien connaître, où
l’on attend de partir sans savoir quand:
l’aéroport de Nuuk…
- «Mais le thème, c’est la force de ces gens. Des
Inuits, chasseurs de rennes, de boeufs musqués,
de phoques, de baleines… Ils ont été convertis et
baptisés par des armées de missionnaires
allemands, dont ils portent à présent les noms…
Ils habitent un pays sans perspective, une terre
qui peu à peu s’efface dans l’eau. Malgré tout, ils
gardent une formidable énergie, vivent à leur
rythme, mais avec ardeur… Ils savent boire et
rire ».
Là-bas, il a réuni des comédiens, pas forcément
professionnels. Si de nouvelles troupes
commencent à se former, étant donné, dans
cette île longue de 2500 kms, la difficulté des
transports pour les spectacles comme pour les
spectateurs, les activités théâtrales sont
restreintes. Marthaler a cependant rencontré
une actrice et une chanteuse, un spectacle de lui
sans musique est inconcevable. Et l’a rejoint son
équipe, multi-disciplinaire et polyglotte. Dans + ou – zéro, on parle donc allemand, anglais,
français, groenlandais (avec surtitres). On y
entend le Requiem de Brahms, Strauss, Mozart,
Schubert, des chansons diverses, un choeur
entrelaçant la version helvète et groenlandaise
d’un chant sans âge ni frontière, à propos d’une
mère attendant le retour de son fils à la fenêtre,
et quand enfin il arrive, pour toujours elle s’est
endormie…
Quelque chose qui ressemble au regard tendre et
sans illusion de Marthaler sur le Groenland,
chaleureuse terre de glace.
Notes
[1] notamment les Noces de Figaro ; Traviata, Wozzeck, Katia Kabanova…
Colette Godard
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