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Skinner

+ d'infos sur le texte de Michel Deutsch
mise en scène Alain Françon

: Lettre à Michel Deutsch

Cher Michel,


L’immigration clandestine est devenue, comme tu le sais, l’obsession des pays du Nord, barricadés contre ce qu’ils vivent, comme l’invasion de hordes tentées de profiter de leurs richesses. Presque chaque jour les médias relatent des morts en mer qui tentaient de passer le passage entre Afrique et Europe, entre Turquie et Italie ; des étouffés dans les camions traversant le tunnel sous la Manche qui relie la France à l’Angleterre. Sangatte est devenu plus qu’un lieu-dit du côté de Calais, il symbolise à lui seul cette frontière poreuse qui ne peut arrêter le flux ininterrompu des migrants pourchassés par la misère.


Mais ta pièce, Skinner, n’est pas le symbole de ce «fait de société», cher à la télévision. C’est un homme dont tu transcris la tragédie dans une pièce qui porte son nom. Il se trouve que c’est quelqu’un, échoué dans un port et qui veut passer de l’autre côté. Évidemment il n’est pas seul dans son cas ; des milliers de pauvres hères comme lui attendent depuis des jours, des mois, et certains plus encore, de pouvoir passer. Mais on ne passe pas comme cela la frontière ; du moins quand on est pauvre et sans papiers. Bref, pour passer, un émigré clandestin a besoin d’un Passeur, ou plus exactement d’une Organisation où les passeurs sont recrutés, formés et prêts à obéir à tous les ordres que leur édicteront leur Grand Chef Passeur, pour toujours mieux répondre aux besoins des clients émigrants clandestins… Of course ! C’est du moins ce dont veut le convaincre un certain Rachid, au début de ta pièce, après que Skinner l’a interpellé, un jour de pluie, le long des entrepôts d’un port, au nom des rudes combats qu’ils ont menés l’un contre l’autre à Sarajevo, Srebrenica, Pristina…


Maintenant, ils se retrouvent dans la même galère. Skinner se fait piéger à son propre piège. Il devient dépendant de Rachid le boiteux et finit par se retrouver avec lui, dans le lieu qui lui est assigné d’avance : le Grand Hangar, la Citadelle-Hospice-Asile-Prison-Enfer des En-Attente-du-Grand-Départ-de-l’Autre-Côté. Cité d’Épouvante, Bas-Fonds-de-la-Ville, envers, marge invisible de toutes les villes d’aujourd’hui, qui en leur sein tracent des frontières et délimitent des en deçà et des au-delà. Camps de transit, cités d’urgence, gérés intégralement par l’Organisation illégale mais qui reproduit intégralement – mieux même ! – le fonctionnement social légal. Loi du profit maximum, guerre de tous contre tous, rapports de forces toujours mouvants, en éternelle recomposition ; alliance, contre-alliance, trahisons ; compromis ; trêve, etc. on se demande pourquoi Skinner a tellement de mal à passer de l’autre côté, lui qui est déjà totalement intégré à la loi du libéralisme qui y règne et produit toutes les merveilles qu’il rêve d’acquérir. Serait-ce que l’Organisation, comme chez Kafka, ne se maintient que de fonctionner de manière incompréhensible, dans le pur arbitraire ? Un événement surgit qui brise cette accoutumance ; lui aussi incompréhensible. Skinner tombe amoureux de Leïla. Une enfermée du hangar, elle aussi. Mais plus enfoncée dans le malheur encore que Skinner ; plus désespérée. Plus dure donc...


Skinner aurait dû le savoir. Chez les aspirants au Grand Départ vers la Terre promise de la marchandise, c’est chacun pour soi ; aucune solidarité, aucune sympathie. Rien. Mais voilà, l’amour ne sait pas. Il frappe ! Skinner court à sa perte. Lui, le dur, qui refuse les illusions de Mani sur une possible mise en commun des forces des voyageurs clandestins contre les maîtres de l’Organisation, se laisse prendre au mirage de l’image d’une femme. Il sait qu’il va dans le mur et qu’au bout, c’est la mort. Il y va, pourtant, inexorablement. Personnage tragique Skinner accomplit son destin. Pas d’issue pour lui, ce qui le fait accéder à son humanité. L’amour, c’est précisément ce qui va mettre un terme à sa vie terrestre. Il lui faut en passer par le trépas de son corps biologique pour se sortir de la situation où il avait été mis et du statut auquel on l’avait assigné : tas de viande, achetable, vendable, interchangeable. Pour paraphraser tout à la fois Hannah Arendt et Michel Foucault l’événement amour fait brèche dans le temps immobile et pesant de la biopolitique...


Jean-Paul Dollé
Juin 2002



Extraits d’une lettre à paraître dans LEXI/textes 6, chapitre « Michel Deutsch »,
Théâtre National de la Colline/L’Arche Éditeur, septembre 2002

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