theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Sarabande »

Sarabande

mise en scène Jean-Claude Amyl

: À propos de Sarabande

En 2000, lors d’un entretien pour la télévision suédoise, Ingmar Bergman avoue avoir perdu le goût de la vie depuis la disparition de son épouse, Ingrid von Rösen, décédée en 1995 d’un cancer de l’estomac « Continuer à vivre me laisse indifférent. Je tente de maintenir ma vie en ordre, de respecter un schéma. Je me lève à six heures, je travaille méthodiquement le matin. Ensuite, il y a le théâtre. Mais le fait même de vivre est lourd. »


La même année, Liv Ullmann réalise Infidèle, d’après un script du cinéaste. Le tournage se déroule sur l’île de Fårö. Erland Josephson fait partie de la distribution. Entre deux prises, les vieux complices déambulent sur la plage et jouent à interpréter, trente ans plus tard, Johan et Marianne, les deux protagonistes de Scènes de la vie conjugale. « Nous les jouions plus vieux, mais non plus sages », explique Liv Ullmann, « Joakim Strömholm nous a filmés, nous avons donné le métrage à Ingmar. Un an après, il en avait fait un scénario ».


Ce scénario est, en réalité, un texte dramatique : « Une forme très stricte, dix dialogues pour différents médiums. L’idée est qu’on puisse aussi bien la jouer au théâtre, sur une scène intime, qu’à la radio, à la télévision ou au cinéma. » confie Bergman dans une seconde interview, avant d’ajouter avec humour : « Je l’avais intitulée Tentative d’analyse d’une situation compliquée. Une pièce avec un titre pareil attire forcément les foules ! » Bergman immense cinéaste certes, mais aussi homme de théâtre, auteur, metteur en scène, directeur des théâtres de Helsingborg, Göteborg et du Dramaten de Stockholm.


Réalisé en 2003, à quatre-vingt-cinq ans, quatre ans avant sa disparition, Sarabande est le dernier film d’Ingmar Bergman. Son œuvre testamentaire. Peu avant le tournage, celui-ci réunit interprètes et techniciens et leur tient ce propos :


« Je vais vous faire part de quelque chose de très personnel. Il y a quelque temps, j’étais satisfait des idées que j’avais de la mort. J’avais été opéré et on m’avait donné trop d’anesthésiques par erreur. Pendant huit heures, je n’arrivais pas à me réveiller. C’est fantastique, car ces huit heures ont disparu de ma vie. Et elles n’existent pas. Depuis longtemps, je vivais avec la peur de mourir et j’avais écrit, entre autres, Le Septième Sceau, à cause de cette peur. Cette expérience m’a apaisé. Mais quand Ingrid est morte, tout ça est devenu extrêmement compliqué. Je me disais : « Si c’est comme ça, je ne reverrai jamais Ingrid ». Erland et moi, on s’est téléphoné le samedi et je lui ai parlé. Je me sens obligé de vous raconter tout ça parce que c’est la clé… ce sont les fondements… de ce texte. J’ai expliqué mon dilemme à Erland. Que j’aimais bien l’idée de la mort comme définitive, comme le passage de l’être au néant, mais que, dans ce cas, je suis face à un sérieux problème, car je ne reverrai jamais plus Ingrid. Que cela était impensable. Et Erland m’a dit : « Mais qu’est-ce que tu préfères ? » « Revoir Ingrid, évidemment. », j’ai répondu. Et Erland a dit très sagement : « Va dans cette version-là, alors. » C’est un des conseils les plus précieux que j’ai eu. Car je le sais, c’est fou, ça fait des lustres que les êtres humains réfléchissent à ce sujet, mais ce problème les tourmente sans qu’ils trouvent une réponse. Imaginez que ce soit si simple. »


De quelle nature est cette « déraisonnable impulsion » qui pousse irrésistiblement Marianne à venir retrouver, trente ans après leur divorce, son ex-mari, Johan, au fin fond de la Dalécarlie ? Après avoir hérité de la fortune de sa tante, Johan s’est retiré dans la maison de campagne de ses grands-parents où il vit dans un total isolement. Le rejoignent l’été, dans un chalet appartenant à la propriété, son fils, Henrik, et la fille de celui-ci, Karin. Anna, épouse du premier, mère de la seconde, est décédée deux ans auparavant.


Mépris du père envers le fils, haine du fils pour le père, âpreté de l’amour, inceste et jalousie, thèmes chers à Bergman, filiation revendiquée avec Strindberg, sous le regard énigmatique de l’absente, Anna, dont le film devait initialement porter le nom, seule à cimenter de son vivant cette irréparable fracture et dont le sourire impénétrable hante le souvenir de chacun.


Personnages vivants, mais aussi archétypes d’une histoire partagée : Marianne/Liv Ullmann, ex-femme de l’auteur, Johan/Erland Josephson, alter ego de celui-ci, d’une pièce s’ouvrant par un prologue où un personnage, seul face au public, narre son histoire (L’Heure du Loup, Sonate d’Automne) et se concluant par un épilogue où ce même personnage appréhende en un instant fugitif : le sourire entrevu d’une autiste, le déficit d’amour d’une mère pour son enfant.


Entre prologue et épilogue, un flash-back en dix mouvements habité par un quatuor d’inconsolables ou d’égarés, hanté par l’absence irrémédiable de l’être adoré et traversé comme dans Cris et Chuchotements, Fanny et Alexandre, Sonate d’automne, etc. par une Suite pour violoncelle seul de Bach.


« Il existe en moi un projecteur qui fait interminablement passer et repasser dans mon âme des images, avec leurs bruits et leurs éclairages, ces images défilent avec toujours la même netteté, la même clarté objective, dans une boucle sans fin. [1] »


Sarabande revisite les thèmes chers à Ingmar Bergman sans jamais les épuiser : « la mort qui rôde, la foi qui obsède, l’égoïsme qui isole, le mépris qui brise, la transmission qui meurtrit, l’amour qui ne suffit jamais et l’art qui sauve toujours. [2] » Sans omettre cette certitude que la présence des femmes est pour les hommes la seule énergie qui leur permet de résister face au néant.

Notes

[1] Ingmar Bergman, Laterna Magica, Gallimard, coll. « Folio », 1987.

[2] Philippe Piazzo, Bergman dans l'ultime étreinte de l'amour, Aden, 2004.

Jean-Claude Amyl

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.