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Piscine (pas d’eau)

+ d'infos sur le texte de Mark Ravenhill traduit par Jean-Marc Lanteri
mise en scène Thomas Jolly

: Note d’intention

Je ne peux envisager un texte, donc un spectacle, sans considérer ceux qui sont venus avant et ceux qui viendront après. Le choix d’un texte est une résultante, c’est sa coïncidence avec une démarche, avec l’histoire en route (celle déjà derrière et celle de devant qu’on espère) qui attire mon attention. Les textes interpellent d’eux-mêmes et c’est, je crois, mon travail de savoir y être attentif. Attentif à ma résonance avec eux. Et pas seulement la mienne : celle du groupe de jeunes hommes et femmes que nous avons choisi de constituer pour avancer, raconter des histoires, raconter les nôtres, raconter la nôtre. Car, oui, nous sommes des vivants qui faisons du spectacle vivant... Et toujours il m’a semblé crucial de les faire s’accorder.


Aborder, ensemble, nous 6, la question du groupe, du groupe d’amis et du groupe de travail, puisqu’il en sera ainsi depuis 5 ans au moment où nous créerons ce spectacle. Partir de notre réalité de compagnie pour glisser dans cette fiction, comme Ravenhill part d’un fait réel pour en faire du théâtre, à la fois dans le fond et dans la forme. Car, je le constate avec mes deux dernières créations, si l’histoire racontée trouve des échos dans notre propre histoire, c’est aussi, à chaque fois, l’assaut d’une langue singulière et forte qui guide mes choix. Et Marivaux, Guitry, Ravenhill dessinent une ligne chaotique, donc évidente. C’est aussi l’envie d’un retour à une écriture d’aujourd’hui, moi qui ai appris mon métier avec elles.
L’écriture de Ravenhill déplace le rapport au langage. Elle est lavée de toute bienséance ou joliesse -de son ou de sens. Il ne s’agit pas seulement d’un langage quotidien, spontané, c’est comme si Ravenhill asséchait la langue de toute humanité pour n’en laisser qu’un concentré de brutalité. Une écriture rognée aux angles, qui laisse entendre une langue âpre et incisive dans son économie.


Mais, à mes yeux, cette pièce se distingue des précédentes de par le choix de sa composition : en plus de la singularité de son style, Ravenhill choisit un parti fort : ne pas distribuer la parole. Son texte n’est qu’une suite de phrases. Il n’y a pas de personnages. Pas de noms. Pas de sexe identifiable. Pas de point de vue singulier. Pourtant ce sont bien eux - les membres du groupe - qui viennent raconter ce qui s’est passé. Alors qui parle ? Combien sont-ils ?
La forme de l’écriture entre donc immédiatement en résonance avec le travail que je mène sur la langue : Ravenhill place cette parole dans la bouche des acteurs. Directement. Sans filtre. Sans fard. Et le théâtre, alors, apparaît. Car il y a rencontre d’une matière figée et immuable - le texte - avec une matière vivante et singulièrement mobile - l’acteur. Le travail que je mène sur mes spectacles se situe là : il est le fruit de cette rencontre. Inédite. Imprévisible. Singulière. Comment l’acteur active/agit sur un texte pour qu’à son tour le texte l’active/agisse. Et ce travail se renouvelle sur chaque écriture, chaque langue et chaque soir, à nouveau... Une façon de maintenir le vivant.
Il ne s’agit pas d’une parole chorale et c’est justement la distribution qui dessine d’elle-même des identités. Cette liberté laissée par l’auteur au metteur en scène ouvre donc tout un champ de possibles et ré-interroge la notion de personnage. Car ils ne pré-éxistent pas à la parole. C’est la parole émise, qui avec son lot de signes, tranche dans la singularité de l’acteur et dessine une humanité sans que l’acteur n’ait rien à “composer”.
Mais la forme de ce texte raconte aussi autre chose, qui entre immédiatement en cohérence avec son fond : la question de l’identité au sein du groupe. Ces personnes sont allées si loin dans l’expérimentation du collectif que chacun, sauf une (mais qui, justement, est absente), s’est effacé au profit du groupe, annulant sa singularité même. De là vient leur chute. Il n’y a donc pas de personnages dans la pièce car il n’y avait pas de personne dans cette histoire. Et la parole elle-même est devenue collective. Le récit est collectif. Ce qu’ils en ont fait ou pensé depuis, nous l’ignorons.


La force du texte réside donc dans sa composition mais également dans sa construction : imperceptiblement s’opère un glissement, celui du réel vers le théâtre, qui embarque à la fois l’acteur, les personnages, le lecteur ou le spectateur potentiel vers l’issue terrifiante de cette histoire, plaçant ainsi toutes ces individualités dans le même temps : le temps de la représentation.
Le glissement du réel vers le théâtre est perceptible dans le langage :
L’histoire que viennent nous raconter ces gens a déjà eu lieu. Au moment où ils commencent leur récit, il s’agit d’abord d’une parole “recontextualisante”, informative, sur l’époque, les circonstances de leur rencontre. ILS RACONTENT.
Puis, ils en arrivent à l’événement : la chute dans la piscine vide de leur amie et tout ce que cela a généré au sein de leur groupe. La parole est alors le résultat d’une imagerie mentale qui s’est mise en route, ils “replongent” dans leur histoire. ILS SE SOUVIENNENT.
Enfin, lorsqu’ils en arrivent à cette dernière soirée, celle du constat de leur échec, en tant que groupe et en tant qu’individu, réalité trop violente pour être supportée sans drogue et sans alcool, la parole repasse au style direct, comme si, à force d’avoir brassé leur histoire, ils y étaient retournés, ILS Y SONT.


C’est donc autour de cette notion de glissement du réel vers le théâtre qu’il faut, selon moi, construire la dramaturgie de ce spectacle.
Ravenhill part de fait “réels” et s’inspire de la vie de Nan Goldin. Cette photographe a débuté sa carrière au sein d’un groupe (“Five of Boston”) et l’a ensuite poursuivie de manière solitaire... Elle fut également victime d’une chute dans une piscine vide en Inde en 2000, ce qui lui a inspiré une série de photographies. Pour autant, il ne s’agit pas d’une pièce sur Nan Goldin, mais sur la réalité et sa perception (voire sa contamination) par l’art. Et le travail photographique de Nan Goldin repose justement sur le lien indissociable entre art et vie. A ce titre, j’y trouve un écho avec notre propre parcours, et la mise en scène opérera ce glissement du réel vers le théâtre en partant de notre propre réalité de compagnie.


La mise en scène exploitera notre réalité crue, vraie, honnête, et à mesure que le récit se déroule fera appel aux outils du théâtre, pour aboutir à un final spectaculaire, théâtral, au moment où les personnages “revivent” la scène, une scène qui est elle-même vécue à travers le prisme de la drogue, de l’alcool et de la musique, comme dans les comédies musicales où les protagonistes se mettent à chanter dès que la situation est trop forte pour leur réalité.


Une pièce comme le négatif de notre propre parcours. Donc le négatif de TO : le froid du bleu et du béton à la place du flamboyant rouge et or. J’ai rassemblé autour de ce projet la même équipe artistique et technique... dans le but de proposer une variation, d’explorer et de donner à voir l’autre extrémité d’un même groupe. Comme eux.


Enfin, le glissement du présent (eux aujourd’hui / nous aujourd’hui / nos 30 ans / “l’ici et maintenant” du théâtre) vers le passé (eux quand ils se sont rencontrés / nous quand nous nous sommes rencontrés / nos 20 ans / un “avant et ailleurs” théâtral) est aussi porteur de sens et d’indications pour la dramaturgie.
Car au final, à travers tous ces glissements, Ravenhill fait des aller-retours dans ce qui constitue, à mes yeux, la richesse du théâtre qui peut se chercher aujourd’hui : sa radicalité d’évocation du réel et la fantaisie de sa vocation illusoire.


Piscine (pas d’eau) est d’après Ravenhill “une exploration de la nature destructive de l’amitié”. Une immersion dans les processus relationnels du groupe avec son lot de rancœurs, de jalousies, de non-dits, les conflits entre les intérêts personnels et les intérêts collectifs, la question de la construction de soi à travers les yeux des autres... Mais Ravenhill choisit de traiter de ces questions en faisant de ce groupe un collectif d’artistes et le questionnement écorche davantage... Car sur la complexité des rapports de groupe se greffent les questions d’ambitions artistiques, les points de vue, la question de la représentation de soi à travers le filtre artistique (en l’occurrence la photographie), le constat de l’écart entre l’artiste qu’on croit être et l’artiste que l’on est vraiment, entre l’artiste que l’on est devenu et l’artiste que l’on voulait devenir. (“ Et notre travail n’est rien et nous ne sommes pas des gens. Nous avons ruiné nos vies. Nous nous sommes trompés en devenant des artistes et nous n’avons abouti à rien et maintenant il est trop tard, impossible de savoir pour quoi nous étions vraiment doués.”).


Cette pièce est le constat d’une utopie rattrapée par la réalité de la bassesse humaine. Une bassesse reconnue et avouée. Le constat de leur échec en tant qu’artistes mais aussi et surtout en tant que personnes.


Nous y avons toujours veillé, car nous savons qu’être artistes, ensemble, ne va pas de soi. Nous y travaillons depuis notre désir concrétisé d’avancer ensemble. Alors nous viendrons dire cette histoire, pour raconter, simplement, l’utopie que nous réalisons. Et glisser, comme eux, malgré nous, dans une histoire qui, justement, nous est contraire. Ou qui pourrait nous... Ou qui aurait pu nous... Mais nous faisons du théâtre.

Thomas Jolly

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