: Présentation
Je veux croire à cet art-ci du poète : l’art d’adoucir la vie des hommes. Sans pour autant sucrer le sang de ceux qui parlent, sans pour autant chercher le sens du poil, sans glorifier, mais en fouillant dans mon carquois, espérant cette flèche rare que Nietzsche nommait la flèche lente de la beauté. Celle qui s’aventure à ne pas ravir d’un coup, à force d’éperonner l’ordinaire d’un repas qu’on prépare, à force d’étouffer les héros dans leur costume d’intérieur, à force de repousser le théâtre dans les retranchements du secret, à la frontière entre la vie et la mort. Une famille se réunit comme chaque année pour fêter le Jour de l’An, non loin du Havre. Il s’agit de préparer le repas; ils ont une façon bien à eux de changer les cadeaux en devinettes ; une façon bien à eux de taire l’essentiel et de souffler sur les brûlures; ce pourrait être un soir de la Saint-Sylvestre comme il y en eut tant, mais ils seront autres, à jamais, puisque l’année d’avant, Marcia Hesse est morte, et célébrer le Jour de l’An désormais, c’est la célébrer, elle: cette jeune fille qui erre dans la maison, en silence et en grâce, spectre familier, pus dans les blessures, parfum de l’amour. Lentement, les plaies vont s’ouvrir et fleuriront d’autres plaies, plus tard une guérison, à mesure que le langage se fera la demeure de chacun, à mesure qu’on construira pour le non-dit le bûcher qui lui sied. Pour aller vers ça. Sa part de consolation. Car Marcia Hesse n’est pas autre chose qu’un dictame sur un cœur estropié, une main qui cherche à caresser la joue qu’on a frappée. Car il ne s’agit plus de coudre la beauté n’importe où, avec n’importe quelle aiguille; il s’agit de l’extraire, comme on extrait une dent.
Fabrice Melquiot
L’adieu au deuil
Une île secouée par la tempête. Dans la seule maison de cette île, une famille au grand complet se réunit pour la nouvelle année : grand-mère, oncles, tantes, neveux et amies, tous s’agitent autour de la table, se comportant le plus banalement du monde. Mais le fantastique s’insinue. Une jeune femme est là, que personne ne peut –ou ne veut– voir. Cette jeune femme c’est Marcia Hesse, benjamine de la famille, morte depuis tout juste un an.
L’histoire du théâtre est faite d’histoires de familles, et celle-ci ne faillit pas à la tradition. Lourde de secrets et de non-dits, elle tente de se reconnaître, de trouver son identité pour parvenir à “faire son deuil”. Mais une telle chose est-elle possible ? Peut-on partager un deuil ? La pièce met à jour avec une tendresse extrême, le rempart fébrile que chacun érige entre sa douleur et celle des autres, son deuil et celui des autres, sa culpabilité et celle des autres.
Pour trouver cette alchimie précieuse entre réalisme et fantastique, je suis très heureux de réunir des acteurs familiers, à la fois de mon travail et des textes de Fabrice Melquiot, et de nouveaux venus.
Ensemble, nous travaillerons à mettre en scène ce qui affleure ici : l’extrême vibration de chaque phrase et le vrombissement du silence qui la suit. L’effort permanent de chacun pour contenir ses émotions et taire ce qu’on voudrait hurler. L’instant où le barrage cède et ce qu’il advient alors de toute cette émotion violemment libérée.
Emmanuel Demarcy-Mota
Autour de Marcia Hesse
Tout l’art de la pièce tient en ceci : elle ne contient, oserais-je dire, aucune réplique essentielle, il n’y a échange que de propos anodins. Vous savez, comme ces enfants qui se cachent sous la table et notent ou enregistrent la conversation des grandes personnes. Ils l’écoutent ensuite, eux, les adultes, et ils rient de tant de propos décousus. Parfois, ils ont honte, et se souviennent que Saint-Matthieu laisse entendre que toutes nos paroles inutiles nous seront comptées au dernier jour.
À moins que Marcia Hesse ne parle. Mais parle-t-elle ? Sauf que dès que la conversation s’approche de ce qui n’est pas anodin, les sujets tremblent, se coupent la parole, s’interrompent, se ferment la bouche.
Le secret, c’est Marcia Hesse.
Encore qu’à la réflexion, il me semble que le secret, c’est aussi le secret de chacun des autres, des treize autres, et ce qui fait que la famille révèle à chacun son désir et l’étouffe. L’étouffe et le révèle.
François Regnault
Marcia Hesse, « cachée derrière chacun des mots »
-trois générations s’apprêtent à réveillonner
Le 31 décembre, dans la maison au bord de la mer, est réunie
la famille avec quelques amis. Trois générations préparent le
souper, bavardent, s’apprêtent à réveillonner. Et surtout – on
l’apprendra progressivement – à reconstituer très précisément
le rituel du soir où, voilà juste un an, Marcia Hesse disparut
dans la terrible tempête qui, comme aujourd’hui déferlait. On
ne parle pas tout de suite de la jeune fille, mais tout de suite
elle semble « cachée derrière chacun des mots », courtes
phrases codées apparemment sans importance, conversations
décousues coutumières chez ceux qui se connaissent trop
pour espérer se surprendre, qui s’aiment trop pour vouloir se
faire mal.
Sur le thème “dîner de famille”, on pourrait craindre le déballage
plus ou moins sanglant des haines longtemps réprimées
et des secrets honteux, il n’en est rien. Tout juste quelques disputes,
des semi-vérités et demi-mensonges, des blagues
internes, des moqueries, des révélations éventées. Rien que
de très normal quand on se retrouve entre soi après quelques
mois.
-la pièce fouille les équivoques dela tendresse, elle emporte vers le fantastique
La pièce de Fabrice Melquiot creuse la gêne, les incertitudes
et les inquiétudes de ces moments qui devraient se vivre dans
la gravité d’un événement exceptionnel, mais où tout est trop
familier pour casser les habitudes. Elle fouille les équivoques
de la tendresse. Elle emporte vers le fantastique, menée par le
fantôme souriant de la jeune morte qui traverse les mémoires,
attise les souvenirs, les anecdotes, les histoires, les regrets, les
émotions, pousse aux confidences. Invisible aux habitants de
la maison, Marcia Hesse apparaît, regarde, et puis disparaît,
revient, finit par se trouver seule en scène à prolonger ses
rêveries. Seule dans cette maison dont il est si dangereux de
sortir, ne fut-ce que pour fermer les volets. Dehors, c’est la mer
déchaînée, la tempête.
Sait-on ce qu’il y a réellement dehors ? Sait-on si l’on pourra
jamais revenir ? Pourtant, parents et amis, tous vont partir. Ils
ne vont pas à la rencontre de Marcia Hesse dans la mort. Ils
veulent lui laisser la place, sa place à elle qui ne fait plus partie
d’eux, au souper d’une fête qui n’aura pas lieu. Ils lui laissent la
maison.
-Emmanuel Demarcy-Mota s’attache aux mécanismes infiniment subtils et aux interactions des pensées, des sentiments, des comportements
Une maison isolée, un coin sur une banquise… Parce qu’il ne
s’agit pas de chercher le réalisme, mais de retenir la vérité de
personnages profondément attachés à la vie autant qu’à la
jeune morte, et qui, dans le désordre de leurs émotions, entament
leur deuil. Comme toujours, comme avec Ionesco
(Rhinocéros) ou Pirandello (Six Personnages en quête
d’auteur), Emmanuel Demarcy-Mota, qui par ailleurs connaît
bien l’écriture de Fabrice Melquiot[[* Emmanuel Demarcy-Mota a déjà mis en scène trois pièces de
Fabrice Melquiot : Le Diable en partage, L’Inattendu et Ma vie de chandelle,
présenté aux Abbesses en 2004.]], s’attache aux mécanismes
infiniment subtils et aux interactions des pensées, des sentiments,
des comportements.
« Il s’agit avant tout de raconter une histoire fracturée, faite de
trous, de dislocations, de fausses pistes. Les personnages se
connaissent suffisamment pour ne pas avoir besoin de tout
expliquer tout de suite. Les répliques ne se répondent pas
directement, n’arrivent pas en continuité, mais en constellations,
en éclatements. »
- « J’aime les zones de mystère à démasquer, les secrets à débusquer »
Alors il s’agit de donner à cette histoire une évidence scénique.
La maison est là, avec ses chambres, ses chaises, ses
livres que l’on feuillette et dont on cite quelques phrases,
comme pour se donner une contenance, éviter les paroles trop
précises, et finalement aborder un terrain d’entente. Dans la
maison-banquise, rien n’est définitif. Le plancher blanc se
fissure, s’ouvre parfois sur le noir des gouffres, les murs
s’écartent, se perdent dans l’inconnu, se confondent aux
rideaux qui enserrent des espaces rétrécis et les embrument,
et derrière lesquels les vivants semblent des ombres.
« J’aime les zones de mystère à démasquer, les secrets à
débusquer. Monter, démonter, mettre en marche les mécanismes
cachés des actions, des conduites est passionnant.
J’aime qu’apparaisse la façon dont l’imaginaire se met au
travail chez les personnages. Les comédiens doivent retrouver
leur violence sous-jacente, leur force qui est grande, en particulier
chez les femmes, et aussi les lois qui régissent leur
mental. Eux aussi appartiennent aux trois générations. Pour la
plupart, ils ont déjà travaillé ensemble, ils peuvent partager et
faire partager leurs expériences.
- « se retrouver seul face au vide de la mort, au deuil à accomplir »
« Il ne s’agit pas de psychologie, plutôt de manière d’être, de réagir, et la place d’où ils parlent devient essentielle. Selon qu’ils se trouvent loin ou près les uns des autres, selon qu’ils se regardent ou non, la tension entre eux évolue. En fait, sans arrêt ils essaient de se rassembler, mais n’y parviennent jamais. Ils ne se fuient pas, au contraire. Simplement, toujours quelque chose intervient, les en empêche. Et puis, en dernier recours, ils s’en vont, tous et ensemble. Mais ensuite, obligatoirement, chacun va devoir se retrouver seul face au vide de la mort, au deuil à accomplir. »
Colette Godard
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