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Love & Money

mise en scène Alexandre Lhomme

: Note d'intention

« Vous voulez sentir que chaque journée de travail peut être autre chose que patauger dans le sang ».
Dennis Kelly


Il y a quelques années, quand j’étais étudiant, j’ai travaillé au service contentieux d’une société de crédit – une grosse boite, une de celles que tout le monde connait. J’étais chargé de recouvrement : toute la journée, un automate composait pour moi des numéros de téléphone et me mettait en relation avec des gens qui, pour une raison ou pour une autre, avaient cessé de rembourser leur(s) dette(s). En un minimum de temps, je devais m’informer de leur situation financière, comprendre la raison pour laquelle ils ne payaient plus, et passer avec eux un nouvel accord de remboursement, à hauteur d’au moins 3% de leur dette chaque mois. Si cela s’avérait impossible, ou s’ils n’étaient pas assez coopératifs, je transférais leur dossier à un huissier chargé, à leurs frais, de saisir leurs biens.


Que vous le vouliez ou non, c’est le genre de travail qui vous donne un certain sentiment de puissance, même si vous savez que c’est dangereux et que vous essayez de ne pas en abuser. L’espace d’un instant, j’avais entre les mains le sort des personnes que j’avais en ligne. Je traitais des dizaines de dossiers chaque jour, des étudiants sans revenus, des mères célibataires en pleurs, des chômeurs en fin de droits, des gens tombés malades et qui avaient perdu leur emploi, des gens qui ne parlaient pas un mot de Français et dont on se demandait comment ils avaient pu comprendre le contrat qu’ils avaient signé, des veuves qui découvraient à la mort de leur mari que celui-ci avait des dettes, quelques escrocs aussi, et puis beaucoup, beaucoup de gens qui travaillaient et qui, simplement, ne s’en sortaient pas. J’avais appris à ne plus parler de personnes, mais de « db », pour débiteurs. Aux menaces de suicide, je devais répondre que cela n’est jamais une solution et faire en sorte que la discussion tourne court.


Je mentirais si je prétendais avoir détesté ce boulot. Je n’y aurais pas travaillé si longtemps si tel avait été le cas. Les horaires étaient modulables, les collègues étaient sympas, et pour un job étudiant, ce n’était pas si mal payé. Surtout, j’avais besoin d’un travail et c’était mieux que de bosser au McDo. Mais j’avais conscience, sans m’en sentir réellement responsable, d’être un minuscule rouage dans un mécanisme immense, assez obscène et extrêmement violent. Alors je me suis promis de poursuivre les études suffisamment loin pour ne pas être obligé de passer ma vie dans ce genre de boite, pour avoir un boulot qui me permettrait de me sentir un peu utile, et puis je suis devenu prof (« Ah, l’enseignement. On aimerait tous enseigner. Une vie cinq étoiles avec un salaire deux étoiles. Putain de désastre », dit la pièce).


C’est à cette période de ma vie que la lecture de Love & Money m’a renvoyé, et c’est pour cela, je crois, que j’ai d’abord eu envie de prendre en charge ce texte. J’ai découvert la pièce par hasard à la fin du mois de juin 2012. Depuis des mois, je cherchais une pièce à monter, une bonne pièce, une de celles dont j’aurais l’impression qu’elle avait réellement quelque chose à dire sur le monde tel qu’il est aujourd’hui. Je l’ai lue, et j’ai su que j’avais entre les mains un matériel exceptionnel. Ce jour-là, les infos ont parlé d’un Grec qui s’était suicidé, écrasé par la crise.


Au centre de Love & Money, il y a un couple, Jess et David. Ils sont jeunes, fraichement mariés, fous amoureux. Ils sont citadins, modernes, un peu bobos. Lui est prof, elle on ne sait pas ; ils font partie de la fameuse middle class.


Seulement, Jess a des dettes. De grosses dettes. 70 000 livres. Elle doit prendre un deuxième boulot, lui doit quitter l’enseignement pour entrer dans la vente. Cela ne suffit pas. Alors, pour David, il apparait qu’entre l’amour et l’argent, il faudra faire un choix. Le couple explose. Et de quelle manière.


Si nous choisissons de nous attaquer à ce texte, c’est parce que nous sentons qu’il soulève des questions fondamentales et passionnantes sur le fonctionnement de nos sociétés occidentales contemporaines. La place que nous accordons à l’argent (« Je vis une vie où tout se mesure en niveau de salaires et retraites privées et objectif commerciaux et où les gens comme Liam rigolent quand tes commandes sont annulées et que tu as peur de perdre ton job », dit David). Notre besoin maladif de posséder (Jess est une acheteuse compulsive et sera brièvement internée pour cela). Notre peur perpétuelle du déclassement, dans une période de crise (« Tout le monde était riche au début des années quatre-vingt », racontent les parents de Jess). Notre capacité à nous adapter ou non à un système économique de plus en plus complexe, dont le fonctionnement nous échappe inévitablement, à moins d’avoir « l’instinct du tueur ». La question de cette adaptation se pose d’ailleurs pour tous les personnages de la pièce. Au début, j’ai cru que tous, à l’exception de Jess, étaient des porcs, mais j’avais tort. Ils essaient juste de s’en sortir, dans cette société britannique extraordinairement violente qui ne leur laisse pas le choix (et ce n’est pas un hasard si l’auteur choisit de faire de la seule figure à peu près équilibrée, Sandrine, une non-britannique). Certains y arrivent, à la condition d’abandonner tout idéal (Val, la religion ; Paul, la politique ; David, l’amour) au profit d’une croyance unique : le fric. Certains deviennent des monstres à force d’essayer de s’en sortir : Duncan est un loser alcoolisé, à la vie personnelle ratée, et qui tente de se faire de l’argent dans le porno et la pub pour de la nourriture pour chiens ; Debbie met de la colle dans la machine à café de sa boite et éventre les souris qu’elle capture dans son appartement. D’autres, enfin, échouent, tout simplement : les parents de Jess, qui ne sont plus aussi riches qu’ils l’ont un jour été, et se vengent de ceux qui ont mieux réussi.


Et puis il y a Jess. Cette jeune femme perdue, qui n’a jamais trouvé sa place dans le monde. Cette fille que la puissance de son amour transperce, qui dit qu’elle pourrait « dégueuler d’amour ». Cette fille qui s’émerveille de l’existence de l’univers, des étoiles et de la gravité, de l’improbabilité de la vie, de la sienne et de celle des autres, et qui ne comprend pas, face à tant de mystères et de hasards, que l’on accorde tant d’importance à cette chose morte, irréelle, à cette convention qu’est, au fond, l’argent.


Alors nous aurons des choses à dire. Il ne s’agira pas tant de dénoncer que de poser des questions. Je ne crois pas que le théâtre puisse changer quoique ce soit au monde, mais du moins peut-il permettre de prendre conscience de certaines choses. Nous essaierons de ne pas être moralisateurs. Un jour à Avignon j’ai vu un comédien se lancer dans une diatribe anticapitaliste interminable, qu’il ponctuait de saluts nazis et de « Heil Coca-Cola ». Le lendemain, j’ai croisé ce même comédien à la gare. Il avait un coca dans une main, un iPhone dans l’autre, et des ray-ban sur les yeux. Nous ne ferons pas cela. Cette contradiction est trop violente pour moi. D’ailleurs aucun des personnages de Kelly n’entre en révolte contre ce que, pour simplifier, nous appelons le « système ». Jess le dit : « je déteste quand les gens sont juste à critiquer et tout parce qu’on porte tous des chaussures, bon Dieu, alors vous voyez mais parfois je me pose des questions ». Il y a là une clef. Nous nous poserons des questions.


Et puis il y aura un théâtre à créer. Une langue à défendre. Car la pièce de Kelly n’est pas qu’une histoire forte, elle est aussi une forme puissante, une écriture riche, vive, moderne, terrifiante et drôle, incroyablement inventive. Par la multiplicité des formes de prises de parole qu’elle propose (monologues, échanges de mails, adresses au public, scènes dialoguées où les paroles se mêlent, scène de chœur), par la structure de son récit, avec ces personnages qui, à l’exception de David et Jess, n’apparaissent qu’une fois et permettent d’aborder la même histoire sous un angle toujours différent, elle constitue un formidable matériel pour une équipe de jeunes comédiens, et offre une infinité de pistes à explorer.


A l’heure où j’écris ces lignes, le 25 juillet 2012, nous n’avons pas encore commencé le travail. Je ne sais pas à quoi le spectacle ressemblera. Tout juste en ai-je, comme disait Peter Brook, un « obscur pressentiment », et pour le moment, cela me suffit. Je sais seulement que je souhaite, autant que faire se peut, m’appuyer sur l’investissement, l’intelligence, la créativité et la sensibilité de mes comédiens. Qu’ils soient toujours forces de propositions, qu’ils fassent de ce spectacle le leur. Sur ce point, je leur fais entièrement confiance.

Alexandre Lhomme

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