: Lenormand, le grand oubli
Y eut-il des auteurs de théâtre français
entre les deux guerres ? Seul Claudel
semble occuper l’espace de cette
vingtaine d’années. Crommelynck,
Salacrou, Bourdet, Martin Du Gard,
Vitrac, Vildrac… qui se souvient d’eux ?
Oubliés. Pourtant, lorsque l’un de
nous se hasarde (très rarement) à
monter une des pièces de ces fantômes-
là, on s’étonne de sa « modernité
», de l’étrange beauté de son style,
et l’on se met à fustiger l’ingratitude
des hommes de théâtre, pourtant
connus pour la légèreté de leur
mémoire.
Eh bien parmi tous ces oubliés, il y en
a un qui est encore plus oublié que
les autres, un dont l’odeur de tiroir
fermé est la plus tenace, un dont le
nom ne résonne à aucune oreille, ne
dit rien à personne et s’oublie instantanément,
un dramaturge sans descendance,
sans suite aucune, dont la
Société des Auteurs Français ellemême
peine à retrouver la trace, dont
les éditeurs — ceux-là précisément
qui le publièrent entre les deux guerres
— ignorent aujourd’hui qui il est et
jurent qu’ils ne l’ont pas dans les disques
durs de leur ordinateur, cet
auteur c’est Lenormand. Un nom trop
banal. Un homme trop discret. Une
oeuvre trop noire. A l’opposé de Claudel.
Chez lui pas de rédemption, pas
de sauvetage, pas de lumière céleste.
Une oeuvre clairement gravée dans
cette période allant d’une guerre à
l’autre, temps de tourments et de
recherches éperdues de sens. Le
théâtre de Lenormand est un théâtre
unique, exceptionnel. Il ne ressemble
à aucun autre : c’est le théâtre du
gouffre. Des tristesses irraisonnées,
de l’incertitude des voies à suivre, du
dégoût de soi-même… Disons le vrai,
il n’y a pas une seule pièce de Lenormand
qui ne s’achève dans le découragement.
Ce mépris du plaire et de
la concession, ce rejet féroce et buté
de ne pas vouloir chanter avec les
autres l’air du temps font de Lenormand
un homme rare, donc exclusif.
Et exclu. Pourtant, ce poète fut
monté par les plus grands metteurs
en scène de l’entre-deux-guerres,
les Pitoëff, Gémier, Baty, Reinhardt…
Mais cela ne dura pas longtemps.
Lenormand est de ceux qui ne durent
pas. Comme si à force de raconter le
crépuscule et la mort, il travailla à
sa propre dissolution.
Le temps est un songe est une de ses
premières oeuvres. Présentée avec un
immense succès à Paris au lendemain
de l’armistice, en décembre
1919, la pièce est courte, hâletante.
Dans la mélancolie d’une vaste maison
entourée d’étangs et de roseaux,
des jeunes gens abattus par une
étrange vision se perdent dans l’inconcevable
: le passé, le présent et
l’avenir coexistent, tout est préétabli,
le libre arbitre n’existe pas, l’homme
ne peut se soustraire à l’arrêt de sa
Fatalité… L’étrange vision préfigure
un drame futur, et chaque tableau de
la pièce, lentement, inexorablement,
nous y pousse.
C’est la seconde pièce de Lenormand
que je mets en scène. Il y a quelques
années, j’avais monté Les Ratés, pièce
de jeunesse elle aussi. Lenormand y
jetait sur la scène une pauvre troupe
de comédiens désolés dont le voyage
conduisait au bout de la nuit. La mort
les attendait. J’éprouve pour ce théâtre
des ténèbres de l’âme une affection
inexplicable. Les vaines questions
que se posent les personnages de
Lenormand, lointains cousins d’Hamlet
pour certains, ne manquent jamais
de me saisir. Peut-être parce que je
sais qu’elles conduisent à des impasses
mortelles et qu’ils sont des vaincus.
Des vaincus qui ne cessent de se
demander pourquoi ils le sont sans
jamais obtenir la moindre réponse.
Comment ne pas aimer ces gens
hébétés devant les mystères, les
incertitudes de la vie, dévorés par la
lèpre de leur inquiétude, inévitablement
anéantis par cette « puissance
triste qui fait le soleil moins clair et
l’herbe moins verte ? » Découvrons
Lenormand.
Jean-Louis Benoît
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