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Le Temps est un songe

mise en scène Jean-Louis Benoît

: Lenormand, le grand oubli

Y eut-il des auteurs de théâtre français entre les deux guerres ? Seul Claudel semble occuper l’espace de cette vingtaine d’années. Crommelynck, Salacrou, Bourdet, Martin Du Gard, Vitrac, Vildrac… qui se souvient d’eux ? Oubliés. Pourtant, lorsque l’un de nous se hasarde (très rarement) à monter une des pièces de ces fantômes- là, on s’étonne de sa « modernité », de l’étrange beauté de son style, et l’on se met à fustiger l’ingratitude des hommes de théâtre, pourtant connus pour la légèreté de leur mémoire.
Eh bien parmi tous ces oubliés, il y en a un qui est encore plus oublié que les autres, un dont l’odeur de tiroir fermé est la plus tenace, un dont le nom ne résonne à aucune oreille, ne dit rien à personne et s’oublie instantanément, un dramaturge sans descendance, sans suite aucune, dont la Société des Auteurs Français ellemême peine à retrouver la trace, dont les éditeurs — ceux-là précisément qui le publièrent entre les deux guerres — ignorent aujourd’hui qui il est et jurent qu’ils ne l’ont pas dans les disques durs de leur ordinateur, cet auteur c’est Lenormand. Un nom trop banal. Un homme trop discret. Une oeuvre trop noire. A l’opposé de Claudel. Chez lui pas de rédemption, pas de sauvetage, pas de lumière céleste. Une oeuvre clairement gravée dans cette période allant d’une guerre à l’autre, temps de tourments et de recherches éperdues de sens. Le théâtre de Lenormand est un théâtre unique, exceptionnel. Il ne ressemble à aucun autre : c’est le théâtre du gouffre. Des tristesses irraisonnées, de l’incertitude des voies à suivre, du dégoût de soi-même… Disons le vrai, il n’y a pas une seule pièce de Lenormand qui ne s’achève dans le découragement. Ce mépris du plaire et de la concession, ce rejet féroce et buté de ne pas vouloir chanter avec les autres l’air du temps font de Lenormand un homme rare, donc exclusif. Et exclu. Pourtant, ce poète fut monté par les plus grands metteurs en scène de l’entre-deux-guerres, les Pitoëff, Gémier, Baty, Reinhardt… Mais cela ne dura pas longtemps. Lenormand est de ceux qui ne durent pas. Comme si à force de raconter le crépuscule et la mort, il travailla à sa propre dissolution.
Le temps est un songe est une de ses premières oeuvres. Présentée avec un immense succès à Paris au lendemain de l’armistice, en décembre 1919, la pièce est courte, hâletante. Dans la mélancolie d’une vaste maison entourée d’étangs et de roseaux, des jeunes gens abattus par une étrange vision se perdent dans l’inconcevable : le passé, le présent et l’avenir coexistent, tout est préétabli, le libre arbitre n’existe pas, l’homme ne peut se soustraire à l’arrêt de sa Fatalité… L’étrange vision préfigure un drame futur, et chaque tableau de la pièce, lentement, inexorablement, nous y pousse.
C’est la seconde pièce de Lenormand que je mets en scène. Il y a quelques années, j’avais monté Les Ratés, pièce de jeunesse elle aussi. Lenormand y jetait sur la scène une pauvre troupe de comédiens désolés dont le voyage conduisait au bout de la nuit. La mort les attendait. J’éprouve pour ce théâtre des ténèbres de l’âme une affection inexplicable. Les vaines questions que se posent les personnages de Lenormand, lointains cousins d’Hamlet pour certains, ne manquent jamais de me saisir. Peut-être parce que je sais qu’elles conduisent à des impasses mortelles et qu’ils sont des vaincus. Des vaincus qui ne cessent de se demander pourquoi ils le sont sans jamais obtenir la moindre réponse. Comment ne pas aimer ces gens hébétés devant les mystères, les incertitudes de la vie, dévorés par la lèpre de leur inquiétude, inévitablement anéantis par cette « puissance triste qui fait le soleil moins clair et l’herbe moins verte ? » Découvrons Lenormand.

Jean-Louis Benoît

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