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: Entretien avec Peter Brook

Propos recueillis par David Sanson

Qu’est-ce qui vous a poussé, douze ans après Don Giovanni, à revenir à Mozart, et à vous attaquer à La Flûte enchantée ?


Peter Brook : Cette envie remonte à très, très loin. J’ai abandonné l’opéra, après plusieurs années d’expériences à Covent Garden et au Metropolitan Opera de New York (Etats-Unis), sur une haine absolue de cette forme figée – non seulement la « forme opéra », mais aussi les « institutions opéra », le « système opéra » qui bloque tout… Je me suis dit que c’était une perte d’énergie : dans le théâtre hors opéra, on peut aller beaucoup plus loin avec cette même énergie – alors pourquoi la gaspiller dans une forme si dure ? Vers la fin des années 1950, j’ai abandonné l’opéra pour toujours.


Vingt-cinq ans plus tard, quand Bernard Lefort (directeur de l’Opéra de Paris, Ndlr) est venu me proposer de monter De la maison des morts aux Bouffes du Nord, subitement, cela m’a donné envie : je lui ai dit que plutôt que l’opéra de Janácek, je serais très heureux de pouvoir m’attaquer, en toute liberté, à Carmen. Parce que je pensais que l’on pouvait en faire tout à fait autre chose, si l’on avait la liberté absolue d’en contrôler la totalité des conditions. D’abord, les engagements des chanteurs – dans l’idée de faire comme au théâtre, et de travailler avec la même équipe durant une année entière : ne travailler qu’une seule oeuvre durant toute une année permettait d’énormément la développer. Ensuite, concernant la partition et le livret : mes partenaires, Marius Constant et Jean-Claude Carrière, et moi-même devions pouvoir être libres de les changer, de les organiser à notre guise : non pour moderniser, pour « faire moderne », mais pour les débarrasser de l’accumulation de toutes ces conventions imposées par la forme durant des années et des années. Troisième chose : placer la musique et les chanteurs, sans fosse d’orchestre, dans une relation directe avec le public – pour que la première relation, pour le spectateur, soit directement liée à la présence de personnages qui s’expriment à travers le chant, soutenus par l’orchestre. La dernière condition était de pouvoir répéter trois mois ! J’ai fait tout cela car pour moi, la musique de Bizet est une musique qui vous touche en profondeur, d’une rare qualité, qui ne peut sortir que dans l’intimité. Et j’avais la même conviction avec Une Flûte enchantée. Ainsi, quelques semaines après avoir commencé à jouer Carmen, j’ai organisé une séance de travail, toute simple, aux Bouffes du Nord, avec une petite équipe de chanteurs et un pianiste : dans l’espace, on a improvisé – ils étaient libres de leurs déplacements, parfois à deux pas du premier rang – sur certaines parties de La Flûte. Et c’était bouleversant. Il y avait une relation d’une telle intimité avec le chant et la musique, que cela en devenait une autre oeuvre.


Plusieurs fois j’ai annoncé que j’allais faire La Flûte, c’était notre projet majeur avec La Tragédie de Carmen et Impressions de Pelléas. Entre-temps est arrivée la proposition d’un autre opéra que j’aime beaucoup, Don Giovanni. Et comme Stéphane Lissner, dont c’était la première saison à Aix-en-Provence, voulait casser toutes les conventions et les barrières, nous avons pu imposer des conditions identiques. C’est ainsi qu’entre la première et sa reprise, un an plus tard, l’équipe – chanteurs, orchestre, chef – est restée la même, et que nous avons fait une longue tournée. Daniel Harding dirigeait chaque soir, on répétait constamment pour s’adapter à des espaces différents, et les chanteurs travaillaient de mieux en mieux collectivement : à la fin, ils étaient devenus un véritable ensemble, chose à laquelle on ne peut parvenir dans les maisons d’opéra traditionnelles, où l’on répète deux semaines pour ne jouer que cinq fois. Mon envie de faire La Flûte correspond donc à un souci d’être de plus en plus proche de Mozart, selon nos conventions, notre attitude, aux Bouffes du Nord.



Suivant quelle optique allez-vous travailler à l’adaptation du livret de Schikaneder, et de la musique ?


Peter Brook : Librement ! Elle sera signée par trois personnes : le compositeur Franck Krawczyk, Marie-Hélène Estienne et moi-même. Avec Franck Krawczyk, nous allons essayer de faire quelque chose de « mozartien » au sens où Mozart lui-même l’entendait. Il disait toujours que là où est la profondeur sont la légèreté et l’improvisation, et il n’hésitait pas à réécrire, changer, transposer ses partitions, à les donner à quelqu’un, à les reprendre... Et en même temps, en faisant cela, il touchait à la pureté, dans laquelle se trouvait cette profondeur. Je l’ai senti sur Don Giovanni : être académique avec les oeuvres me semble contraire à la nature même de l’art mozartien.


J’ai vu, ces trente dernières années, beaucoup de mises en scène de La Flûte enchantée. Et j’ai pu constater que la première contrainte, pour le metteur en scène et le décorateur, est toute cette imagerie que je trouve trop imposante : un peu comme dans le cas de Carmen, l’image que l’on projette et qu’on attend pèse très lourdement sur le reste. L’idée est d’arriver à ce que les chanteurs – de jeunes chanteurs – avancent de manière naturelle, vivante et aimée dans le déroulement de l’intrigue sans que l’on impose des projections, des constructions, des vidéos ou des décors qui tournent... Nous allons donc commencer à travailler sans aucun élément de décor, mais à partir de la musique, en nous demandant comment parvenir à la faire sentir sans le poids, le côté lourd et solennel d’un grand opéra. Et en l’abordant dans un esprit ludique. Mozart se réinvente à chaque instant, et c’est dans cette direction, profondément respectueuse sur l’essentiel, que nous allons travailler. Avec cette intuition que chez Mozart, il ne s’agit pas de cacher ou de moderniser, mais de faire apparaître...

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