: Entretien avec Jan Lauwers - Avignon 2004
Quelle est l’origine de ce projet si singulier qui met en scène le théâtre mental d’une femme aveugle de 94 ans?
Jan Lauwers : Mon père est décédé il y a deux ans, en me laissant en héritage une collection de plus de 4000 objets archéologiques et ethnologiques. J’ai vécu avec tous ces objets, mais à sa mort, ils m’ont paru comme étrangers. J’ai commencé alors à écrire autour de ce mystère et de l’histoire de mon père. Je voulais également composer un texte de théâtre sur le siècle passé. J’ai donc inventé cette femme qui a traversé l’histoire du siècle, comme beaucoup d’artistes, tel Hemingway, Buñuel, Goll. J’ai essayé d’écrire un texte épique et très narratif. Avec une partie de ces objets présents sur scène, je convoque également un monde vieux de 4000 ans. Dans la pièce, Isabella hérite de la chambre de son père et découvre une lettre qui lui révèle son secret. Au moment où elle raconte cette histoire, elle est très âgée, aveugle et son cerveau est connecté à un laboratoire qui projette les images de ses pensées. Grâce à cet artifice technique et dramaturgique, Isabella, jouée par Viviane de Muynck – incontestablement l’une des plus grandes comédiennes d’Europe – raconte sa vie, celle de ses amants, de ses enfants, et de tous les événements historiques qui l’ont jalonnée. Mais la seule chose qui l’intéresse, c’est la découverte de la signification de tous ces objets.
Comment votre perception de ces objets a-t-elle changée au fil de votre écriture?
Lorsque j’ai commencé à écrire ma pièce, je me suis mis à aimer ces objets d’une autre façon. Ce qui m’intéresse le plus, c’est de savoir pourquoi mon père voulait les collectionner. Lorsque j’observe ces objets, je pense au sang qui les entoure, au bruit, à la fureur de l’histoire dont ils sont issus. Je me demande sans cesse : Qui a volé ces objets? Est-ce que l’on peut encore légalement et moralement acheter de tels objets? Mon père était médecin, mais sa passion était l’archéologie. Il voyageait beaucoup. Son obsession était de montrer que les Romains de la région d’Anvers ne parlaient pas le latin, mais le grec. C’était un collectionneur un peu fétichiste. Il mettait des crucifix partout dans la maison pour nous protéger contre les forces spirituelles des momies qu’il possédait. En commençant à écrire, j’ai mesuré toute la cruauté de l’humanité. Pour cela, je raconte une histoire à partir de chaque objet. L’intrigue se noue autour d’Isabella qui veut aller en Afrique pour découvrir le secret de son père.
Qu’est ce qui vous intéresse dans cette mise à distance humoristique de la souffrance que l’on observe dans La chambre d’Isabella?
Cette idée et cette image si frappante de Zorba le grec, par exemple, lorsqu’il danse sur la tombe de son fils. Isabella reconnaît très tôt dans sa vie que la souffrance est inévitable, et malgré tout sa joie de vivre est énorme, inaliénable. C’est une vieille dame pleine de vie et d’humour. Elle danse autour des objets de son père comme Zorba danse sur la tombe de son fils.
Comment définissez-vous ce spectacle qui ne ressemble à aucun autre de la Needcompagny?
Comme une tragi-comédie musicale, truffée de chants et de danse. C’est en effet un spectacle très différent de ceux que j’ai fait jusqu’à présent. Il est beaucoup plus émouvant et plus drôle que tous les autres. Et peut-être même plus honnête, en ce sens qu’il est le spectacle le plus intime et le plus limpide que j’ai pu créer. Permettez-moi de résumer l’état des lieux artistique en forçant le trait, au risque de la caricature. Le théâtre contemporain a beaucoup cherché à déconstruire, et j’ai moi-même accompagné ce travail salutaire, mais n’a pas reconstruit grand-chose. D’un autre côté, on appelle souvent art ce qui n’est que du divertissement. Avec La chambre d’Isabella, j’essaye de mélanger ces deux faces du théâtre, sans reniement ni compromission. Dans la danse contemporaine, par exemple, nous assistons à un regain d’analyse, par un retour à l’approche de Merce Cunningham. La recherche expérimentale est la base de toute création. Mais l’expérimentation doit rester un moyen et non une fin. C’est la même différence qu’entre Finnegans wake de Joyce et Cent ans de solitude de Garcia-Marquez. Les deux ouvrages sont passionnants, mais le premier est trop hermétique. Cent ans de solitude est un livre très populaire, même populiste, et en même temps d’une très grande valeur et d’une grande force épique. C’est pour cela aussi que je considère le cinéma comme un art à part entière. D’une certaine manière, on peut comparer mon théâtre aux films de Lars van Triers. Si Dogville, c’est du théâtre, alors il est possible de dire que La chambre d’Isabella est un film.
Quels types de chants utilisez-vous sur scène?
Nous avons écrit tous les chants et toute la musique du spectacle qui seront joués et chantés en direct. Je ne cesse d’être ému par un groupe d’hommes et de femmes qui chantent ensemble. Notre culture a totalement perdu cette faculté, au profit de pratiques plus conceptuelles. J’espère que notre joie sera communicative.
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