Certains d’entre nous se souviennent très bien de l’affaire Jeanmaire et de la polémique que ce procès et l’incarcération qui s’ensuivit soulevèrent. Un reportage de l’émission Temps Présent, daté du 13 avril 1989, réalisé peu de temps après la sortie de prison de Jean-Louis Jeanmaire, s’interroge sur la manière dont cette affaire fut traitée. Une enquête menée par John Le Carré en janvier 1991, qui rencontra Jean- Louis Jeanmaire à plusieurs reprises, retrace également cette affaire. Le résultat de ses investigations fut recueilli dans un livre publié aux Éditions Robert Laffont, Une paix insoutenable, dans lequel nous puisons largement pour rappeler les faits : C’est en pleine guerre froide, en 1974, que le chef de la police fédérale reçoit la visite « d’un représentant d’un service de renseignement étranger »(1) pour l’informer qu’un officier suisse de haut rang transmet des renseignements à l’URSS, et qu’il est marié à une Suissesse née en Union soviétique. Parmi les rumeurs qui circulent sur la provenance de cette dénonciation, la plus tenace désigne la CIA. « Selon les barons du Renseignement américain, des informations technologiques vitales sur l’armement américain réussissaient à passer de Suisse en Europe de l’Est. Le système de surveillance avancée « Florida » avait été compromis. (…) La rumeur disait aussi que les Américains refusaient de vendre à la Suisse leurs nouvelles pièces d’artillerie calibre 109, et, pis encore, menaçaient de la reléguer au rang de pays communiste dans l’optique du partage de renseignements, humiliation qui déclencha la sirène d’alarme dans les orgueilleuses antichambres des services de renseignements et d’armement suisses. Peu importe que Jeanmaire n’ait jamais eu accès à de pareilles informations. Peu importe qu’il n’ait eu aucune connaissance de la technologie prétendument trahie, ou que l’armée ait choisi de le cantonner dans un poste insignifiant, sans accès au moindre secret d’importance. Il y avait la fuite, il y avait la menace, il y avait la dénonciation, il y avait l’homme. Il ne restait plus qu’à rassembler rapidement ces quatre éléments, calmer les angoisses des Américains, et redonner à la Suisse son image de marque en tant que puissance militaire responsable et efficace (et neutre). »(2) En août 1976, Jean-Louis Jeanmaire est arrêté et incarcéré. Son procès à huis clos dure quatre jours, et il est condamné le 18 juin 1977 à dix-huit ans de réclusion, à la dégradation militaire et à la suppression de sa retraite.
En fait, « l’histoire de Jean-Louis Jeanmaire restera stupéfiante : une tragi-comédie sur les comportements militaires et sociaux en Suisse, un exemple de naïveté presque inimaginable, et un conte édifiant sur un innocent égaré chez les professionnels du Renseignement. Car Jeanmaire, selon toute définition légale, fut en effet un espion. Il fut en effet séduit, même si ce fut par l’attrait de ses illusions. Il transmit en effet des documents secrets à des diplomates militaires soviétiques, à l’insu de ses supérieurs et sans leur aval, même s’il s’agissait de documents en apparence de peu de valeur pour un ennemi. Ses activités lui valurent en effet des récompenses, même si elles furent modestes, et si son seul ego éprouva une véritable satisfaction. … Alors, le fond du problème n’est pas tant la culpabilité de Jeanmaire aux yeux de la loi, mais le prix qu’il a payé pour des crimes qu’il aurait été incapable de commettre. Et il nous apparaît qu’un mélange de hasard, d’innocence et de vanité arrogante enclencha le mécanisme inéluctable de la destruction d’un homme. »(3)

---

• (1) John le Carré, Une paix insoutenable, Robert Laffont, Paris, 1991, p. 121
• (2) Ibid., p. 88, 90
• (3) Ibid., p. 38 - 39