theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Gertrude (Le Cri) »

Gertrude (Le Cri)


: La Pièce

vue par Daniel Loayza

Gertrude (Le Cri). Il ne faut pas perdre de vue ce double titre. Il superpose le nom d'un être et la forme d'une voix, une identité singulière et un phénomène en quelque sorte impersonnel.
L'évidence d'un visage et la brutalité d'un séisme. On pourrait dire que la pièce organise et relate leur rencontre. Commençons par le visage. Pour les amateurs de théâtre, il paraît presque familier : Gertrude, c'est d'abord la mère de Hamlet, la veuve de son père, l'épouse de Claudius. Une femme qui dans l'original shakespearien se définit par rapport aux hommes qui l'environnent. Mais Barker, en livrant son étude d'après Shakespeare, rompt toutes ces amarres : pour reprendre une expression de Giorgio Barberio Corsetti, Gertrude squatte Hamlet, moins pour en proposer une réinterprétation que pour en tirer des situations inouïes à la faveur d'un décentrement radical. Chez Shakespeare, déjà, la reine Gertrude est un personnage profondément énigmatique : comment est-il possible, se demande le prince du Danemark dès son premier monologue, comment est-il concevable que la veuve d'un roi aussi impeccable et glorieux ait pu se remarier aussi vite avec son propre frère, son double ignoble et répugnant ? Et faut-il conclure de ces secondes noces qu'elle aurait contribué activement au meurtre de son premier époux ? Le problème du désir de Gertrude est donc explicitement posé, tandis que celui de sa culpabilité est sous-entendu. Or ces questions qui tourmentent Hamlet, Barker les déplace d'entrée de jeu.
Et pour ce faire, non sans ironie, il se donne l'air d'y répondre dès la première scène. Comme pour déblayer le terrain. Car aux deux questions shakespeariennes, la réponse qu'il apporte est on ne peut plus franche : oui, Gertrude a été l'amante de Claudius dès avant le régicide ; oui, elle a voulu ce crime qu'elle aurait volontiers commis de sa main, elle y a assisté, elle a donné à voir au roi agonisant sa jouissance adultère et a tiré de cet ultime outrage un surcroît de plaisir. Ce sont là, en somme, plutôt des faits que des problèmes, et même s'il s'agit bien de problèmes, ils ne le sont qu'aux yeux de Hamlet, trop fasciné par les secrets maternels : c'est pour lui qu'est inconcevable (c'est-à-dire insupportable, c'est-à-dire constituant un tableau qui obsède et empoisonne l'imagination) une mère jouissant entre les bras de son oncle ou participant à l'assassinat de son père. En apparence, la Gertrude nouvelle serait donc une figure d'une grande simplicité, lisible de part en part, aux antipodes de son modèle. Et pourtant, c'est justement en jetant d'emblée le masque de la «mystérieuse» Gertrude shakespearienne que le personnage de Barker accède à son énigme propre. C'est à l'instant où elle impose à son époux le spectacle obscène de son accouplement avec Claudius que son cri, mêlé à celui de sa victime, s'élève pour la première fois. Et ce cri, ce signe vide de l'extase ou de l'horreur, va désormais hanter le peuple d'Elseneur, depuis le dévoué serviteur Cascan («et quelle splendeur votre cri ... j'ai admiré sa profondeur sa résonance franchement je ne crois pas que j'entendrai à nouveau son pareil») jusqu'à Claudius lui-même («Ilme le faut / Le cri Gertrude / Je dois faire surgir ce cri de toi à nouveau même s'il pèse cinquante cloches ou mille carcasses il me le faut / IL TUE DIEU»). Gertrude elle-même traverse la succession de tableaux oniriques qui forment la pièce en cherchant à rejoindre le cri : exposant son corps pareil à un territoire pulsionnel, provocante et abandonnée, insaisissable, elle est devenue à la faveur du cri le centre de la pièce autour duquel tout gravite. Tout, y compris elle-même. Et son secret n'est plus d'ordre accidentel ou contingent, il n'est plus quelque chose que le public ignore parce que le dramaturge l'aurait omis ou dissimulé. Gertrude ellemême doit l'explorer, elle qui ne cache rien. Car il est désormais quelque chose qui échappe radicalement aux prises du savoir, même si par hypothèse on savait tout.

Daniel Loayza

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.