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Discours sur le colonialisme


: Intentions

Ce texte est peut-être le premier et le dernier du genre en langue française. A l’époque de sa publication, il fit scandale. Ensuite, il devint – au même titre, par exemple, que les livres de Frantz Fanon – un des « classiques » de la littérature révolutionnaire des nations colonisées en lutte pour leur indépendance et leur dignité. Aujourd’hui, on peut presque sans exagération affirmer qu’il est tombé dans l’oubli… Serait-ce l’oubli même par lequel, au nom du « nouvel ordre mondial », on tente d’effacer la mémoire de ces guerres, ces révoltes et ces grandes figures qui portaient les espoirs des peuples africains dans les années 50-60 ?


A présent que la victoire et l’arrogance du néolibéralisme semblent sans limite, que les peuples du Tiers- Monde sont soumis aux plans cruels du FMI et de la Banque Mondiale, que l’écart entre riches et pauvres ne cesse de s’accroître à une vitesse toujours plus vertigineuse, que l’Afrique paraît livrée aux guerres, aux génocides, aux épidémies, aux dictatures, à la corruption généralisée, et que la main de l’Homme Blanc a appris à devenir invisible en tirant les ficelles, oui, à présent, le pamphlet incendiaire du grand poète martiniquais a-til vraiment perdu son sens ?


C’est dans la profonde conviction de sa pleine actualité que nous avons décidé, avec Younouss Diallo, de le faire entendre à nouveau. Certes, le temps de l’histoire opère à son égard un effet « d’éloignement », « d’étrangeté » ou de « distanciation » (comme on voudra). Rédigé à l’époque des soulèvements d’Indochine ou de Madagascar, en un temps où les opinions croyaient pouvoir porter l’humanité vers un avenir radieux, il est cruel de constater l’abîme qui s’est créé entre ces grandes espérances et la réalité actuelle. Mais en même temps, chaque ligne d’Aimé Césaire fait éclater avec force, que si l’utopie s’est effacée, l’oppression et la haine, le racisme et le fascisme non seulement demeurent, mais croissent avec une vigueur nouvelle.


Au fond, l’actualité la plus essentielle de ce texte, c’est de désigner la barbarie occidentale comme une part constitutive de sa civilisation même. C’est cela qui a scandalisé en son temps, c’est cela qui devrait nous réveiller et scandaliser aujourd’hui, non plus contre le texte mais contre l’insupportable bonne conscience des nations « développées ». Aujourd’hui, toujours, il faut plusieurs millions de morts nègres pour soulever un centième de l’émotion provoquée par la mort d’une princesse anglaise ou un accident ferroviaire en Europe.


Aujourd’hui, chaque jour, 40.000 enfants meurent ou sont frappés de séquelles incurables par la sousalimentation. Les lois économiques qui les tuent sont aussi précises et aussi connues que celles de la balistique si on les fusillait. Ce devrait être le premier et le seul grand titre des journaux, tous les jours. C’est sur cette réalité que s’établit la relative prospérité des nations « démocratiques », c’est au milieu de ces cadavres que nous consommons, chantons, dansons, et surfons sur le web.


L’embargo imposé à l’Irak et qui a tué déjà plus d’un million d’enfants, qu’a-t-il à envier aux massacres coloniaux dont s’indignait Césaire ? Rien. Il est plus « propre », plus silencieux, plus parfait. Mais hier comme aujourd’hui, ces actions peuvent toujours se pratiquer en notre nom, citoyens, avec notre argent, avec notre consentement. Ou alors, dirons-nous comme les Allemands et les Vichystes en 1945, que « nous ne savions pas » ? Alors, écoutons Césaire, juste un instant, un bref instant.

Jacques Delcuvellerie

janvier 2001

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