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Démons


: Présentation

Katarina : Je ne veux que fuir… En arrière… En arrière…
Frank : Où ?
Katarina : Vers toi.




Lars Norén revient sans cesse, dans son théâtre, sur les relations de famille, sur les déviations sexuelles internes, sur la tyrannie des parents et sur l’esprit de révolte qui règne chez les enfants, enfin sur la démence qui menace les uns et les autres à tout instant. Chacun aspire à s’évader du cercle ; il n’y parvient guère qu’en recourant à la violence des termes et des gestes.


Le dialogue est solide, soumis à une construction musicale, sensible mais non contraignante. La tension monte vite jusqu’à devenir insupportable. Labourage, saccage, blessures, infligées et reçues, pour atteindre à une sorte de répit et de repos après un combat mené aux lisières de la folie. Tant de mots pour mériter de se taire.


Démons
De la dramaturgie tragique au vacillement de la réalité


La scène se déroule en ville, dans un appartement au mobilier moderne. Katarina et Franck vivent depuis des années ensemble. Ils jouent le jeu qui est celui de milliers d’autres couples. Elle dit une phrase qui contient une attaque plus ou moins cachée. Lui ne peut pas séparer cette nuance agressive du contenu de la phrase, et charge à son tour sa réponse d’agressivité.
Ainsi, le carrousel commence à tourner, parfois lentement, parfois vite, mais jamais assez lentement pour qu’un des acteurs puisse le quitter, ni assez vite pour que le carrousel se détruise lui-même.


Le malheur est que ces relations perdurent, que Franck et Katarina, et Jenna et Tomas, qui habitent le palier en dessous, sont conscients de leur état, mais qu’ils n’ont pas assez de force pour y remédier et espèrent vainement de l’aide de l’extérieur.
C’est une des oeuvres-clés de notre temps ; une tragédie moderne.


Entre Danse de Mort de Strindberg et Les Possédés de Dostoïevski : l’un des chefs d’oeuvre du théâtre contemporain.


Démons fait partie d’une trilogie écrite à la fin des années 80, avec Cendres et Veillée de nuit, articulée autour du deuil de la mère. Metteur en scène lui-même, Lars Norèn en a fait une machine à jouer d’une efficacité redoutable, une géniale dentelle de situations physiques et psychiques emmêlées.


A la fois danse de mort et rituel d’exorcisme de la solitude, tous les ingrédients y sont concentrés autour de cette relation du fils à la mère morte, dont il rapporte l’urne encore tiède (les obsèques auront lieu le lendemain) : la quête désespérée de l’amour, la sexualité en berne, quoique provocante et vaniteuse, la pulsion homosexuelle inavouée, le fantasme du « quartet », l’état parental mal assumé et par-dessus tout, la sauvage, douloureuse et inexorable déchirure de couples à la dérive.


On y trouve certes l‘héritage d’August Strindberg, d’Edward Albee ou d’Ingmar Bergman.
Mais Norèn pousse ses personnages bien au-delà de ces archétypes inventés au XXème siècle et l’inspiration dostoïevskienne est bien là, impossible de s’y tromper, comme l’énergie tellurique première d’un champ de bataille psychique recouvert de cendres, d’où surgissent les vrais démons. Des démons pantelants qui pleurent d’épuisement.




FRANK : Tu vois... j’ai finalement découvert qu’on pouvait baiser par amour et qu’on pouvait baiser sans amour... je veux dire, baiser avec toi sans amour, ce que j’ai fait ces dernières semaines... C’est une expérience terrifiante... comme d’arriver au crépuscule dans un endroit qui vient d’être ravagé par la guerre, et on compte les cadavres, C’est comme de coucher avec un cadavre.




NOTE DE MISE EN SCENE


Une redoutable « machine de théâtre ».


« Lars Norèn est un architecte-scénographe du malheur. Chaque fauteuil de son dispositif est tapissé pour la souffrance. Les fenêtres sont pourvues de vitrages de sécurité. L’amour y est ce fantôme qui erre dans l’espace clos avant de se faire crucifier au nom de Strindberg. »


Voilà ce qu’écrivait la critique du Süddeutsche Zeitung, lors de la création de cette pièce en Allemagne en 1979.


Tout commence dans une sorte de réalisme dramatique de la vie quotidienne. Un homme rentre chez lui avec l’urne encore tiède, contenant les cendres de la mère qui vient d’être incinérée. Quoi de plus normal ? La peine, la douleur, mais aussi ce dialogue décalé avec sa femme, que l’on mettrait au compte de la perturbation psychique momentanée. Aucune trace d’élément tragique… L’appartement, le couple, l’action : tout se situe sur un plan parfaitement réel a priori.
Si d’emblée on voulait placer cette scène sur le terrain de l’abstraction tragique, on ferait fausse route. Il n’y a là que banalité de la vie quotidienne, confrontée simplement à la mort. Et pourtant…


Pourtant, dès les premières phrases on est intrigué par l’opacité croissante de cette banalité. Le décalage des dialogues, l’arythmie du rapport des deux personnages éveillent la perplexité. Et peu à peu le doute s’insinue : cette réalité-là est-elle aussi banale, aussi réelle ?


Après l’incinération de sa mère, Franck revient à l’appartement conjugal, qui est aussi celui de sa vie au « passé », celle d’avant la mort de sa mère qui agirait là comme un révélateur, littéralement, au sens chimique du terme. Une fois franchi le seuil, une fois renoué avec le dialogue distendu et dépassionné avec sa femme, que reste-t-il à faire pour comprendre cette douleur diffuse, retrouver le regard qui saurait regarder, retrouver son âme ? Que reste-t-il à faire lorsque tout a été dit et fait, sinon entrer dans le cercle de l’exorcisme ?


C’est un appartement comme un autre, froid, stérile, garni de meubles au look « facho », comme dirait Katarina, qui pourtant s’y est faite et a appris à y vivre sans voir, aveugle indifférente à la longue. Mais cet appartement est aussi un monde, leur monde, celui d’ici et de maintenant. Et puis, doucement, sournoisement, il se transforme en celui d’un au-delà, irréel, imaginaire, fantasmé. Tant et tant fantasmé que tout le monde, le spectateur y compris, s’y perd. Nous avons glissé dans l’antichambre du niveau surréaliste, mais sans jamais vraiment y pénétrer. Et c’est là le génie de la pièce : le frôlement de cet univers surréaliste, le frôlement seul. Car s’envoler dans cet autre univers nécessiterait que les protagonistes puissent le pouvoir, posséder des ailes, des ailes du désir et de la liberté. Or le réel les rattrape sans arrêt et jamais – ils le savent dans leur désespérance - ils ne pourront évoluer plus haut.


Même si la pièce « raconte » (aussi) le douloureux chemin de croix d’un couple aux rapports distendus, effilochés, sur le point de transgresser la convention sociale par un pitoyable jeu amoureux, nous sommes à mille lieues d’un drame bourgeois, et cette histoire n’a rien à voir avec une histoire de cocufiage.
La pièce doit se lire d’un point de vue transcendant, relatif à l’esprit (aux « esprits » ?)
Réaliste à la base, la grammaire dramaturgique se déploie, tend vers cette transcendance.


Voilà quatre personnages de la même génération, la quarantaine. Il est question de leur vie. De celle qu’ils ont vécue jusqu’à présent ? Une vie faite d’amour refroidi avec le temps, de problèmes dérisoires, de conflits sans portée, parfois de haine aussi, mais surtout de la peur du lendemain, de chaque lendemain qui génère un désespoir filigrané et muet. On croit dire tout, sans vraiment rien dire. L’avenir, ne serait-ce pas cette mort qui rôde au bout du temps, celle des corps, des âmes, des sentiments, de l’amour surtout. Alors mieux vaut encore le passé. Le passé oui, car au moins on savait à quoi s’en tenir…


Je veux fuir en arrière…où ? …vers toi…Voilà les mots d’une jeune femme qui essaie de conjurer le cercle diabolique de cette vie impossible à arrêter.


Et puis vient la mort de la mère qui agit comme une comète venant percuter cette constellation improbable des deux couples fragilisés par cette spirale infernale du temps. Leur univers vole en éclats et s’atomise.


L’amour blessé, outragé, pulvérulent ciment des êtres en présence, a quitté les âmes des personnages et se promène comme un fantôme à travers l’espace sans y trouver un asile, ne serait-ce qu’un purgatoire.


La construction de la pièce, sur trois niveaux, nous donne donc les éléments décisifs de sa mécanique :


  • un sujet, traité de manière réaliste, qui

ressemble à un drame bourgeois qui oppose par paires décalées, deux couples unis par le hasard semble-t-il, qu’un événement extérieur achève de disloquer. On y joue le jeu de la bourgeoisie moyenne – des bo-bo peut-être – faite de stéréotypes de vie, de clichés de conversations et de comportements (presque) normaux.


  • un climat psychologique en permanente

incursion dans un univers pathologique : c’est un progressif déferlement de comportements contradictoires, drus, parfois violents, échappant à tous les schémas d’analyse rationnelle. Avec ses moments de transes, de possession et de voltige psychique sans filet.


  • une réflexion philosophique et métaphysique

sur la vie, son déroulement, son utilité, le temps d’avant et d’après, la quête désespérée de l’amour, sur la mort, son sens et les traces de rémanence après la mort. Et puis la solitude qui vous laisse seul en face de vous-même avec cette interrogation : l’enfer ne serait-ce pas l’enfermement dans sa propre solitude ?


Ces trois niveaux sont intimement imbriqués et tissés comme de la dentelle. Qu’il en manque un et on perd la perspective de la pièce. Ces trois composantes se développent en spirale aléatoire, exactement comme dans une cérémonie de possession où l’on côtoie les esprits et leurs démons au milieu d’êtres de chair et de sang.


Dans les cultes animistes, tout comme dans le culte orthodoxe, l’âme du défunt erre pendant quarante jours avant de trouver le repos au ciel ou au purgatoire. Durant ces quarante jours, ces âmes harcèlent les vivants comme les mouches du coche, les jetant dans les filets d’un ring imaginaire, s’en amusant comme d’un punching-ball, les forçant à s’ouvrir de l’intérieur, à se livrer, à demander grâce, dans une spirale inexorable qui ressemble à une catharsis d’accompagnement du Grand Voyage.


Il aura fallu trois pièces à Lars Norèn pour qu’enfin cette mère mythique qui hante ces pièces, puisse trouver la paix. «Démons » est sans aucun doute la plus paroxystique des trois.


« Démons » exige une identification et une maîtrise parfaite de ces trois dimensions, pour bien les restituer à chaque instant de jeu, dans la complexité de leurs permanentes imbrications.
L’analyse au plus profond du matériau dramaturgique de Norèn devra restituer des lignes claires, lisibles de tous. Aucune place ne peut y être laissée au hasard et tout sera construit sur une partition d’une extrême finesse.


« Dieu est dans le détail » dit-on. Dans l’ineffable, le moindre tressaillement, la moindre ombre, la moindre transparence. « Les Démons » aussi bien entendu. Jeu de transparences et d’illusion…


Elle exige aussi des acteurs une parfaite maîtrise de leur appareil de jeu car on est ici aux confins de l’acrobatie psycho-physique. Et parfois même de l’acrobatie tout court, puisqu’elle exigera des acteurs, ici ou là, des performances que peu d’acteurs sont capables d’assurer.


Du théâtre de « haute compétition » en somme, qui demande des acteurs exceptionnels du point de vue de leur capacité de prestation.


La distribution a été conçue sur cette exigence.


Tatiana Stepantchenko




NOTE DE SCENOGRAPHIE


L’insidieuse magie du regard intérieur…


La scénographie de Démons est impalpable, dangereuse comme la fugacité des fantasmes, malicieuse aussi comme un virus qui pénètre la psyché des comédiens et par delà, du public...


C’est un espace sanglant déchiré, inexorablement démoniaque comme si le mal, dans son escalade, répondait à une logique incontrôlable...


Et cependant, au départ, nous sommes dans un espace anodin, contenant aussi bien un frigidaire qu’un aspirateur... comme si l’horreur avait comme terrain de prédilection la banalité du quotidien, terreau sur lequel pourtant prend racine « l’extra-ordinaire », dans un fatras de clichés verbaux et relationnels et des idées toutes faites, au creux du sofa d’un living room !


Or la «banalité» ici, devient décor d’un champ de bataille, celui de la crucifixion, de l’éruption volcanique avec ses traînées d’incandescence qui rougeoient dans ce non-espace d’où jaillit la poésie.


C’est alors, que dans ce crépuscule de feu, passe un oiseau étranger à toute cette souffrance…


Une scénographie faite d’images en déroutes comme celles confondues du présent, du passé, du futur, effacées dans une chronologie en lambeaux...


Nous avons élaboré – Tatiana et moi-même - un espace multiple où apparaîtront comme surgissant de la profondeur du vide, les divers lieux de l’action : chambre, cuisine, douche, toilettes, organisés autour du living, l’intérieur du cercle magique.
Ces incursions de voyeurs seront possibles grâce à la transparence des parois de tulle réparties sur différentes profondeurs de champ.


Par des projections sur l’ensemble du décor, combinées avec des éléments construits et vus au travers des tulles, nous ferons déboucher cet espace déjà multiple sur le monde sans limites de l’inconscient.
C’est par cette technique que nous ferons surgir des apparitions telles que l’avion oiseau, des nuages cauchemardesques mêlés au souvenir d’une mère défunte, une ville entière dévastée par le feu, ou encore, en final, l’espace tout entier se mettant à saigner avant que ne passe dans le ciel l’oiseau de paix dont nous parlions plus haut...
Ce ne sera pas un spectacle « multi-média » au sens mode du terme, mais un univers de magie fabriquée avec les moyens qui sont ceux du théâtre, la lumière, la profondeur, la tridimensionnalité naturelle de la « cage » de scène avec en plus cependant, l’apport des projections utilisant des technologies inédites. Les démons de Lars Norèn, ou la quatrième dimension du regard intérieur…


Jean Marie Fiévez - Scénographe

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