theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Les Poissons rouges »

: Entretien avec Virginie Strub

Le rendez-vous avec Virginie est fixé chez elle. C'est visiblement un endroit de bouillonnement dramaturgique. Sur un mur une fresque occupe l'espace ; c'est le spectacle dessiné en une suite de tableaux graphiques. D'emblée on devine un mouvement fait de glissements parfois dramatiques parfois amusés.

Alain Cofino Gomez – Où en es-tu de ton approche du spectacle à venir ?


Virginie Strub – Je suis en fin de travail préparatoire… quelques jours avant le travail de plateau et la mise en route, donc, de la création.


A.C.G – Quelle est la matière à partir de laquelle tu bâtis Les poissons rouges ?


V.S – Deux textes sont à la base du spectacle. Une trilogie de Martin Crimp (Ciel bleu ciel, Face au mur et Tout va mieux) et Prédiction de Peter Handke. Pour résumer l’idée de cette réunion de textes, je dirais que l’un, le Crimp, me sert de couplet tandis que l’autre, le Handke, serait plutôt le refrain. Il y a donc deux niveaux spécifiques de narration. Mais à ces deux éléments viennent s’ajouter d’autres couches dramaturgiques. Il ne s’agit pas de texte à proprement parler, ni de « parler » au sens strict… une partie sans le son, en somme, qui vient s’ajouter à la structure. Je suis donc occupée à mettre en place une articulation à plusieurs niveaux, assez complexe pour au final donner à voir et surtout à ressentir quelque chose d’assez simple.


A.C.G – D'où sans doute ce travail graphique accroché à ton mur qui ressemble à la BD du spectacle ?


V.S – C’est un peu le synopsis visuel de ce qui va se tramer sur la scène. Il y a un jeu de couches successives et d’évolution parallèle de récits divers dont il est difficile de se rendre compte autrement que par cette mise à distance dessinée. On y voit esquissés une voiture et des personnages en fil de fer qui s’agitent…


A.C.G – Comment en es-tu arrivée à cette accumulation de textes et de récits parallèles ?


V.S – Dans un premier temps, je voulais prolonger le travail de fond et de forme amorcé au travers de mon premier spectacle, Les amantes. Sur le fond je voulais continuer mon observation de la nature humaine et de son mécanisme profond. Ce qui m’intéresse, ce sont les fonctionnements plus que les résultantes. Mais je voulais élargir cette ré- flexion. Dans mon premier spectacle il s’agissait d’observer un groupe sociétal réduit, la famille et le couple, ainsi que ses rapports au pouvoir. Ici, il sera question de la notion de société qui appelle à l’idée du groupe de façon plus étendue et plus générale. Le propos est de continuer l’exploration la dynamique humaine dans le groupe. Et en ce qui concerne la forme, je voulais pousser plus loin mon travail sur l’oralité. C'est-à-dire que pour moi le son peut faire sens à lui seul ; parfois il fait même plus sens que le fond. Ce qui m’intéresse encore ici c’est de montrer le comment et pas le pourquoi. De jouer des questions du langage, du discours, de l’oralité et du son qui fait sens. S’il devait y avoir une étape suivante à mon parcours, un troisième spectacle, il se pourrait qu’il soit muet, qu’il s’agisse d’un spectacle totalement sans le son. J’ai envie de gommer tout commentaire. Bon, cela donne une idée sur ce qui a pu m’amener à réunir toutes ces sources textuelles dans un seul spectacle. Je veux dire que lorsque j’ai rencontré chacun des textes, je me suis dit que c’était exactement le bon support pour aller plus loin dans ma recherche de metteur en scène. Et c’est justement le terreau de mes réflexions qui a rendu possible la rencontre de ces deux textes, leur imbrication dans un même spectacle. Je suis certaine qu’ils parlent de la même chose, qu’ils se complètent même en quelque sorte. Les trois textes de Crimp, sont un peu comme trois cadavres exquis qui mettent en scène des personnages dont on ne sait rien et dont tout l’intérêt réside non pas dans ce qu’il raconte, mais dans le comment il raconte. À l’intérieur de chacune de leurs prises de parole, les personnages de cette trilogie relatent une succession de prises de pouvoir des uns sur les autres. On assiste ainsi à trois déclinaisons où le langage est le cheminement de pensée lui-même, et non plus sa traduction. Les protagonistes ne dialoguent pas, ils construisent ensemble un cheminement de pensée, un puzzle, une sorte d'équation ; ils n'ont donc pas chacun un langage propre, mais ils utilisent et déplacent des pièces de puzzle, des données d'équation, les mêmes pour tous, afin de créer collectivement un trajet qui les mènera «quelque part». C'est comme si on voyait en direct des neurones travailler. Et si un neurone meurt, un autre reprend sa fonction telle quelle. Je rebondis sur cette image de l'équation qui se retrouve à l'échelle de tout le spectacle : si on schématise ce qu'est la vie en groupe, à petite échelle ou à l'échelle de l'humanité, on peut dire que le jeu est de choisir et de définir une équation qui comporte toujours les mêmes variables indispensables … Qui sont les nôtres ? Qui sont les autres ? Quel est le juste ? Quel est le faux ? Quelle est notre perception de la réalité, et quelles sont les «vérités» qu'on en tire ? … plus toutes les pulsions et passions humaines, la peur, l'instinct de domination, le désir, le besoin de croire en quelque chose, etc. On peut faire des tas d'équations différentes avec ça, mais les variables fondamentales sont toujours les mêmes. Et bien, quelle que soit l'équation qu'on en tire, on va aboutir, plus ou moins vite, avec une violence plus ou moins exprimée, à la même chose. C'est ce que je fais dans le spectacle : trois équations complètement différentes, comme les trois textes de Crimp, et qui pourtant aboutissent à la même chose.


A.C.G – Mais il y également du Peter Handke ?


V.S – Oui ! Il s’agit d’une partie de son célèbre texte, Outrage au public. Cela prend la forme d’une longue liste assez répétitive construite autour d’une même phrase dont seuls varient le sujet et le complément. Il y a un côté hypnotique à cette construction poétique et formelle. Au-delà du fait que ce texte raconte notre invariabilité et notre interchangeabilité face à la mort, c’est également un support formidable pour donner à sentir le pouvoir du langage. Je l’ai donc utilisé comme liant dramaturgique et musical entre les trois variations sur le thème de l’impasse de la condition humaine et du groupe que sont à mes yeux les textes de Crimp.


A.C.G – Je pressens, dans ce que tu dis là, comme le développement d"une démonstration ?


V.S – La clé de voûte de tout le contenu du spectacle, et de toute ma recherche en tant que metteur en scène, c’est la question du langage, de l'oralité. C'est lui qui nous différencie des animaux, et c'est derrière lui qu'on se dissimule pour croire et faire croire que nous ne sommes pas des animaux. Alors que nous le sommes ; nous avons juste un outil en plus pour «noyer le poisson». Dans mon travail, je cherche, dans la forme, à voir jusqu'où je peux pousser ce langage, et surtout qu'est-ce qui le définit et le fait fonctionner. Dans le contenu, je cherche à montrer ce qu'il est, sa place, son pouvoir, je cherche à le magnifier autant qu'à le dénoncer. C'est ce qui m'a plu chez Peter Handke, car c'est exactement ce qu'il fait, Martin Crimp aussi d'ailleurs. Ils jouent tous deux de ce que j'appelle «la part manquante» comme révélateur. Cette «part manquante», c'est tant de ne pas consommer l'imaginaire du spectateur que d'ôter une des composantes habituelles du langage ; c'est enlever un bout, pour que tout apparaisse. Mais je ne donne pas à consommer dans un spectacle… Je ne consomme rien sur le plateau, j'expose, de façon très pure et symbolique, des pièces de puzzle qui peuvent se voir et se combiner à des niveaux et sous des angles différents. Dans ce sens, j’expose plus que je ne démontre…


A.C.G – Mais ce qui est exposé touche également de manière précise à l"actualité, en tout cas à ce que l"Europe semble vivre présentement, non ?


V.S – J’ai la sensation qu’aujourd’hui, en 2010, on trouve les mêmes réponses aux mêmes problèmes. Il y a par exemple des systèmes de pensée qui se développent aujourd’hui que je trouve assez monstrueux et effrayants. Ils ressemblent à s'y méprendre à ce qui se pensait au début des années trente. Cela se fait comme s’il s’agissait de pensées qui viennent de naître, qui surgissent, alors que l’Histoire dément cette prétendue originalité. Cela me donne d’étranges impressions de déjà vu. C’est bien entendu une vue de l’esprit puisque je n’ai pas connu les années trente. Mais je trouve cela intrigant et je me suis beaucoup interrogée là-dessus. Je dévore des livres entiers d’anthropologie pour constater que l’être humain fait et refait les mêmes choses et qu’il ne peut pas s’en rendre vraiment compte parce que les événements auxquels il pourrait se référer se sont déroulés un peu trop tôt. À une époque que sa mémoire ne peut pas atteindre. Cela pose une question fondamentale sur la mémoire du groupe et sur le côté cyclique de notre comportement d’espèce. Je veux parler de cela, de ces cycles, de ces structures de comportement. Je veux parler de nous comme d’un poisson rouge qui a une mémoire trop courte pour s’effrayer de sa propre condition et de sa condamnation à reproduire son Histoire, de la faculté qu’a notre espèce de tourner en rond dans son bocal et de s’émerveiller de la perpétuelle redécouverte de petits cailloux au fond de l’eau.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.