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Paysages Partagés

Caroline Barneaud ( Direction artistique ) , Stefan Kaegi ( Direction artistique ) , Chiara Bersani ( Conception ) , Marco D'Agostin ( Conception ) , El Conde de Torrefiel ( Conception ) , Sofia Dias ( Conception ) , Vitor Roriz ( Conception ) , Begüm Erciyas ( Conception ) , Daniel Kötter ( Conception ) , Ari Benjamin-Meyers ( Conception ) , Emilie Rousset ( Conception )


: Mise en perspective : L'humain face à ce qu'il appelle la nature

Par Éric Vautrin, dramaturge du Théâtre Vidy-Lausanne

Face la nature, une nécessité de l’art


« Aimons-nous vraiment la nature ? Toute la nature ? Le gluant, le griffu, le velu, le vaseux, l’organique ? » interrogeait récemment le naturaliste François Terrasson (La Peur de la nature, 2020). Au-delà ou en-deçà des dangers que courent les-dites « ressources » (sic) naturelles à l’ère de l’Anthropocène, notre rapport personnel et collectif au paysage est pétri de contradictions autant qu’il est animé d’une importante variété d’interactions. À la fois vital et éloigné, d’une douce beauté et inspirant des inquiétudes archaïques, apaisant et grouillant d’une vie invisible, le paysage représente le lointain naturel, l’horizon non- exclusivement humain (y compris de l’être), la toile de fond métaphysique de la vie humaine.
S’il fait aujourd’hui l’objet d’une attention et d’une réflexion renouvelées, intellectuellement, socialement et artistiquement, il a de tout temps été, avec le visage, l’autre grand sujet de l’art, dans toutes les cultures. L’Antiquité et ses symboles imitant faune et flore, le haut Moyen-Âge et ses points de fuite, la Renaissance et ses monts et merveilles étranges et contrastées, le Classicisme et ses parcs, jardins et son goût du pittoresque, le Romantisme, ses ruines et ses espaces vidés... en Occident, chaque époque a projeté dans le paysage, tour à tour espace fascinant, étranger, sublime ou maîtrisé voire exploité, ses propres questions et angoisses, en a fait un objet de méditation pour réfléchir les enjeux et la condition humaine de son temps.
C’est qu’il y a sans doute un lien entre monde naturel et monde intérieur. Le paysage renvoie à la position particulière de l’humain dans le règne du vivant, entre destinées communes avec la nature et puissance particulière de l’humain habitué à se penser en position dominante, une posture légitimée par une société qui lui intime la maîtrise de ses émotions comme l’on doit domestiquer la nature pour survivre.
C’est aussi que la supervision de la nature est à l’inverse soumise aux aléas des éléments naturels difficilement contrôlables et anticipables (typiquement, le climat) ou même seulement compréhensibles dans une échelle accessible à l’humain (comment parvenir à se représenter qu’il y a plus d’êtres vivants dans une poignée d’humus que d’humains sur terre ? Ou que leurs infinies interactions activent des processus chimiques vitaux ?).
Les humains ont besoin de symboliser la nature, sa part manquante, sa part qui lui échappe, invisible, incalculable et irreprésentable, car d’elle dépend leur survie. Il a pu être question d’agir symboliquement sur la pluie, décisive pour les récoltes, ou d’interpréter les signes (nuages, vols d’oiseau, mystères astrologiques...) incompréhensibles mais pas sans conséquence a priori. Aujourd’hui, il s’agit de se donner une image d’écosystèmes aussi complexes que nécessaires, impossibles à résumer ou à penser simplement mais dont la prise en compte est décisive pour adapter l’action individuelle ou collective. C’est là que l’art a probablement toujours eu sa part.
Pour ne citer que quelques un·e·s des chercheur·euse·s qui s’y sont intéressé·e·s, Aloïs Riegl a montré comment les motifs d’ornementations antiques symbolisaient le rapport de la société avec la nature (Stillfragen [Questions de style], 1893). Il rapproche les motifs ornementaux qui entrelassent des formes avec des vêtements ou des toits de chaume : l’art sert alors à se protéger de la nature; les motifs réalistes seraient alors des manières de rejoindre, de se rapprocher, de s’allier avec la nature; les motifs abstraits seraient une manière de rivaliser avec la nature.
Peu après, Aby Warburg rapproche la danse avec un serpent vivant dans la bouche des indiens Hopi avec la décoration de leurs églises en forme de S et leur dépendance cruelle à la saison des pluies : le serpent et le symbole représentent l’éclair de l’orage salvateur, que le rituel et l’ornement permettent symboliquement de dompter (Le Rituel du Serpent, 1923). Ernst Gombrich rapproche l’évolution de la société marchande hollandaise au XVIIIe siècle avec le développement de la peinture de paysages, immenses, vides et apaisés.
Plus récemment, Joëlle Zask, parmi beaucoup d’autres, interroge les méga-feux sibériens, californiens ou australiens, le retour de la faune sauvage en ville ou le lien entre cultivateur·rice·s et sols comme des paradoxes d’une époque, la nôtre, qui hésite chaque jour un peu plus entre démocratie et violence. Paysages partagés s’intéresse aux espaces naturels comme ceux que tout un chacun·e peut fréquenter, et non à des sites exceptionnels. C’est bien l’ordinaire de nos relations avec les paysages qui sont mis en perspective – celui qui, tous les jours, s’inscrit dans nos vies, que nous le percevions, l’observions, l’étudions, ou non. Comme pour se rappeler qu’au quotidien, ces relations à la nature sont faites de données concrètes et de formes symboliques, de questions contemporaines et d’émerveillements anciens.


Sortir de ses murs, à la périphérie de la ville, une nécessité du théâtre


Paysages partagés s’inscrit parallèlement dans une autre histoire : celle qui a fait sortir le théâtre de ses murs depuis des siècles. Ce mouvement de sortie pour aller vers le différent, l’ambivalent, le mouvant – en bref, l’extérieur de ses murs, des remparts, de la ville – traverse l’histoire du théâtre occidental. Il y eu les poètes de cour et les troubadours qui allaient de ville en ville, la commedia dell’arte qui est jouée hors du bourg et invente une forme accessible au premier venu, même sans mot, et les comédies humanistes ou « régulières » dans des lieux choisis et contrôlés, les spectacles pour les palais et les représentations à la marge des villes dans le Londres élisabéthain, jusqu’aux scènes marginales des avant-gardes ou à la récurrence au XXe siècle des expériences hors du théâtre, à la rencontre d’un autre public présumé moins mondain, d’une autre résonance des textes de répertoire, d’un autre rapport à la fête, au temps ou aux autorités de toutes sortes : dada et ses cafés cabarets, Copeau et ses tréteaux, Vilar en Avignon, Dasté ou Boal sur les places de les villages, Stein et Grüber dans les friches industrielles... Cette tension entre la ville et ses extérieurs, intimement liée à l’histoire du théâtre, de ses usages sociaux et de ses formes, peut être comprise comme constitutive de cet art, qui à chaque époque a été amené à tenir ensemble le mondain et le subversif, l’excellence savante et le populaire, l’officiel et le spontané – une tension qui au demeurant, en tout temps, a eu pour projet et conséquence d’accélérer le renouvellement des formes, formats et pratiques et de restaurer symboliquement la place de l’art dans la cité.
En proposant à des artistes internationaux·ales d’intervenir dans des espaces à la marge des villes, dans un contexte qui est habituellement étranger à leurs œuvres, Paysages partagés participe autant aux questionnements de notre époque qu’il s’inscrit dans la longue histoire du théâtre hors de la ville.


L’Europe ou ce qui nous unit : le commun et les différences


Projet européen dès son origine, dans son mode de production même, Paysages partagés formalise un espace commun européen. D’un côté, son mode de production original explore d’autres façons possibles de collaborer entre institutions culturelles européennes, de même qu’il participe d’une circulation des artistes entre les pays et entre les disciplines. Mais plus avant, repris dans des lieux à la configuration proche et dans des paysages connus des spectateur·rice·s, il relie au territoire européen par un commun partagé : par la nature, la géologie, les climats, des préoccupations semblables, une urbanisation sur un modèle proche, une histoire globalement semblable des campagnes. Pour un·e spectateur·rice, apprécier une œuvre dont il·elle sait qu’elle a pu être présentée ailleurs en Europe, dans des conditions similaires, n’ayant nécessité qu’une adaptation mineure, participe certainement de l’expérience esthétique produite. Chaque œuvre accomplit une attention renouvelée sur quelque chose de la nature, mais également sur quelque chose de similaire au Portugal, en Suisse, en Belgique, etc. Rapprochement non par l’idée, les valeurs ou le symbole, mais par des paysages qui se retrouvent sur un même et grand territoire – avec des différences, sans doute, mais qui n’enlèvent rien à cet horizon collectif. C’est ainsi une autre façon de raconter l’Europe, bel écho face à une actualité qui exacerbe souvent dissensions et singularités nationales.


Le moment du soin et du vivant


Dans une belle démonstration, le philosophe français Frédéric Worms a isolé, à travers les sciences et les arts, des questionnements qui, à un moment donné, se retrouvent dans plusieurs domaines des sciences, des arts et des propositions intellectuelles.
Par exemple l’esprit est une question particulièrement complexe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, alors qu’émerge psychologie et psychanalyse, que les religions sont écartées des affaires sociales, que le spiritisme est en vogue et que la spiritualité devient une question philosophique, mais aussi, qu’est perfectionné l’embaumement des morts, que les technologies sonores sont découvertes – et on écoute en fermant les yeux pour la première fois – qu’est inventée la mise en scène théâtrale, le spectacle devenant alors une pensée unifiée sur un sujet ou un texte... C’est le moment de l’esprit.
Worms a ainsi montré combien notre époque est marquée par les questions du vivant : médecine, loi et éthique du début et de la fin de vie, rapport à l’animal entre émotions, nutrition et impacts écologiques, vies dans l’espace voire l’univers, relations hasardeuses entre soin et pouvoir que l’économie complexifie encore (le « coût » des soins, de la santé, de la vie), biographies, autobiographies et autofictions qui se multiplient dans les librairies et sur les scènes, mode du survivalisme ou des vies « augmentées » chimiquement ou technologiquement, soin pensé au risque de la violation morale, sociale, politique des individus comme l’a rappelé la pandémie... « À quoi tenons-nous ? », demande la philosophe Émilie Hache, et la question s’entend d’un point de vue moral et, si l’on peut dire, pratique, technique.
Or ce soin, cette attention à ce qui est vivant, qui toujours peut devenir une violence, une emprise (du médecin sur le·la patient·e, de l’économie sur la nature, du·de la maître·sse affectueux·se sur l’animal...), est indissociable d’une compréhension, d’une mise en suspens de ses propres récits et représentations pour envisager (mettre un visage sur ?) celles de l’autre, finalement d’une empathie, ou à tout le moins une perception non appropriative : autant de gestes de l’art, et singulièrement du théâtre. Paysages partagés n’offre pas de solutions pour une écologie d’avenir, mais du temps à chacun·e de faire son chemin, d’établir un contact, de déplacer ce qu’il pensait acquis voire universel.


Une attention à l’indu


Enfin, avec quoi les artistes vont-ils·elles devoir composer ? Que doivent-ils·elles prendre en compte pour structurer leurs propositions, sur quoi vont- ils·elles attirer l’attention ou que vont-ils·elles accompagner ? Le souffle du vent, le risque de la pluie ou de la chaleur, l’épaisseur d’une ombre d’arbre, le moelleux d’une prairie ou la dureté d’un chemin, le mouvement des feuilles, les myriades de bruits d’oiseaux, les différentes qualités de silence, la manière de ne pas déranger et peut-être le savoir local, la tradition du lieu...
Autrement dit le moindre, le léger, l’accidentel, l’éphémère imprévisible, le spécifique, disponibles en tout temps à qui le veut bien mais rarement placés au centre des affaires courantes. Certes, les artistes peuvent agir sur les récits, les rythmes et les durées, les proximités et les distances, comme toujours, peut-être sur une plus grande échelle qu’à l’habitude. Mais c’est le petit, la moindre des choses dirait le poète Olivier Cadiot, qui fait l’objet de l’attention concertée entre artistes et spectateur·rice·s, qui est peut-être aussi le plus petit dénominateur commun – quoi de plus ordinaire ou de plus connu qu’une petite brise ? Or cet indu, ce moindre, ce qui est à la limite de ne pas être perçu tant il coule d’évidence, cache le socle de l’existence. Les milliards d’êtres vivants qui peuplent une poignée de terre sont aujourd’hui au centre de toutes les attentions, car aussi invisibles que nécessaires à la vie (des animaux, des plantes, des humains). Sans eux, point de nature et partant, point de culture. Ce sont à ces infimes, ces en-deçà de la perception, ces savoirs infimes, ce qui échappe au calcul et à la main-mise – autrement dit, ses portes vers l’invisible – que ces paysages d’artistes invitent à partager.

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