: La Pièce
Tennessee Williams avait le génie des titres. Les siens sont souvent inoubliables : La Chatte sur un toit brûlant, Un Tramway nommé Désir, La Nuit de l’iguane suggèrent tout de suite une atmosphère trouble, violemment sensuelle. Pour le public d’aujourd’hui, ces titres sont d’abord ceux de films célèbres. Vingt-cinq ans après la mort de Williams, son théâtre mérite pourtant d’être apprécié pour lui-même. Cela dit, que Georges Lavaudant puisse s’y intéresser sera sans doute une surprise pour beaucoup. Son amour de la littérature américaine n’explique pas tout. Il aborde Williams sans idée préconçue, pour rencontrer un auteur, au-delà des clichés d’époque (qui d’ailleurs n’en sont peut-être pas) sur le désir, la névrose, ou la solitude des êtres qui font que l’on s’imagine connaître Williams sans jamais avoir pris la peine de le lire. Lavaudant aime le Mexique. Il l’a sillonné en tous sens, de ses montagnes centrales jusqu’à ses côtes. Il a connu, sur son littoral Ouest, ses plages presque désertes prises dans un étau dont les mâchoires seraient la jungle et l’Océan. La Nuit de l’iguane se situe non loin d’une de ces plages. L’hôtel où Shannon vient chercher refuge, le Costa Verde, est un havre fragile coincé entre les deux puissances massives, vivantes, inhumaines, de l’eau et de la forêt tropicale. L’unité de temps n’est pas moins concentrée : trois actes, trois groupes d’instants à quelques heures d’intervalle, d’une arrivée en fin d’après-midi jusqu’à un bain de minuit à la lueur de la lune. En ce lieu comme assiégé et qui baigne pourtant dans le suspens d’un calme étrange, à l’écart des remous du monde, un homme traqué ne sait pas encore qu’il a rendez-vous. Shannon est à l’image de ce paysage. Lui aussi est comme une frontière très mince entre deux forces élémentaires qui se disputent son humanité. D’un côté, sa vocation spirituelle ne l’a jamais laissé en paix. De l’autre, l’appel des corps le hante encore et toujours. S’il est devenu voyageur, c’est peut-être pour fuir aux quatre coins du monde l’acuité de ce combat intime. Mais Shannon, innocent coupable, rebelle résigné, séducteur suicidaire, touche au bout du voyage. Il est acculé, cerné par trop de miroirs : toutes ces femmes qui le fascinent, incarnations tentatrices de la jeunesse, de l’expérience, de l’utopie artistique, chacune belle à sa façon, et qui sont autant de visages possibles de la vie (Lavaudant confie que la pièce, par cet aspect, l’a fait penser à Platonov, mais Shannon est aussi un peu parent de Baal ou de Danton, autres héros de l’ivresse et de la destruction sensuelle dont le metteur en scène a dressé de brillants portraits). Et c’est pourtant là, au Costa Verde, qu’une dernière rencontre va offrir à Shannon l’épuisé une chance d’échapper à l’impasse, ou de fuir autrement – c’est là, sur une terrasse de planches où quelques confidences nocturnes s’échangent comme dans l’oeil d’un cyclone, que s’amorce signe après signe l’esquisse d’une libération.
Daniel Loayza
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